— Un alcool vous ferait plaisir, monsieur Massart ?
L’hôtesse avait déjà croisé Philippe sur un précédent vol et se souvenait de lui avoir servi deux poires williams à l’approche de l’aéroport de Singapour. L’angoisse de l’atterrissage n’avait rien à y voir, le petit coup de pouce de l’alcool lui donnait le la de tout son séjour et lui permettait de trouver le bon rythme. À Bangkok, tout était affaire de timing. Dès la sortie de l’aéroport, un taxi le conduirait à son hôtel, le Grace, sur Sukhumvit. Suivraient une longue douche tiède et des vêtements frais, puis un martini-dry à la terrasse du bar, dans ce patio rococo cerné par les ventilateurs, en attendant Perseil et le directeur général de la FNU Thailand Limited, dont Philippe ne retenait jamais le nom. Ils dîneraient dans un pavillon de bambous au Krua Thai Lao — un poulet laotien aux saveurs inexplicables — pour y expédier les affaires courantes, énoncer les derniers chiffres, et laisser entendre une proposition d’augmentation de capital par l’entremise de la boîte. Puis, récompense, ils iraient boire ce traditionnel verre dans un bar de Pat-Pong sans trop faire de folies afin de ne pas compromettre la journée du lendemain. Philippe, le verre de poire à la main, le regard perdu vers le ciel de ténèbres du royaume de Siam, se projetait la suite de son voyage, un film bien plus passionnant que celui qu’on passait dans la cabine. La suite, c’était, au réveil, un café léger avant de filer en touk-touk sur Chitlom pour se faire masser par Absara si elle était disponible, sinon, une autre, au choix, mais aucune ne valait Absara. Elle lui avait dit, la dernière fois, qu’il avait de beaux yeux. Elle savait s’y prendre avec lui tout particulièrement, sa façon de le mettre à l’aise dès qu’il apparaissait, de manipuler son corps pour qu’il abandonne toute résistance en provoquant d’emblée une éjaculation après une irrésistible pénétration. Puis elle le massait minutieusement sans épargner aucune articulation, aucune vertèbre, jusqu’à l’érection suivante et son happy ending, comme on disait dans l’établissement. En quittant les mains d’Absara, Philippe avait dissipé toute la fatigue nerveuse et physique due au décalage horaire, et pouvait enfin vivre son séjour à l’heure thaïlandaise. À la perspective de ce petit bonheur, il s’adossa un instant sur son siège et ferma les yeux en savourant les dernières gouttes de son verre. Puis, afin de se préparer à l’atterrissage, il referma son agenda et le rangea dans sa serviette. Glissée dans la pochette, il aperçut le coin corné de la revue que Sandrine lui avait fourguée presque d’autorité et dont il avait parfaitement oublié l’existence. Par curiosité, il la sortit et la déplia tout en bouclant sa ceinture.
La Gazette de Jules-Vallès… Qu’est-ce que c’était que ce… ah oui, le journal de l’école… Le poème d’Alex… Son petit Alex devenu si grand dès l’apparition de son cadet Timothée… Alex avait écrit un poème… Comment allait-il accuser le choc d’un divorce désormais inéluctable ? Il comprendrait. Il le fallait, de toute façon. Un poème ? Pourquoi pas… Un peu désuet mais attendrissant. Par désœuvrement, Philippe feuilleta La Gazette sans chercher à se concentrer, lecture idéale pour un atterrissage. Passé un éditorial qu’il n’eut aucune envie de lire, il parcourut les pages d’une BD conçue par les élèves de première C2, puis il se surprit à chercher plus précisément le poème d’Alex pour s’épargner d’avoir à y repenser durant son séjour. Afin de retrouver une complicité vacillante depuis plusieurs mois, il imagina déjà le petit compliment qu’il allait tourner à son fils. Dans la table des matières, il repéra :
« Les cent manières dont est mort mon père », par Alexandre Massart.
Sourire de surprise sur les lèvres de Philippe. Étrange fierté d’être cité en tant que père. Bizarre inquiétude sur le sens général du titre où le mot « mort » venait de lui griffer les yeux. Il se précipita donc à la page 24, où le long poème de son fils avait été imprimé dans le sens vertical du journal et courait sur la double page.
Mon père est mort sans laisser d’adresse. Il n’en avait plus.
Mon père est mort en héros, sur le champ de bataille, sous les balles d’un ennemi qu’il était bien le seul à connaître.
Mon père est mort la semaine dernière, bêtement.
Mon père est mort de n’avoir prévenu personne qu’il allait mourir.
Mon père est mort de fatigue en rentrant à la maison, comme un saumon.
Mon père est mort d’avoir regardé plusieurs chaînes de télé en même temps.
Mon père ne s’est jamais remis d’avoir fait de moi un orphelin. Il en est mort.
Mon père est mort comme on le lui demandait sur un mémo.
Mon père est mort tant de fois que personne n’a cru la toute dernière.
Mon père a été retrouvé mort dans un placard, lui qui craignait tant le ridicule.
La mort a toqué à la porte avec sa faux et son suaire, et mon père l’a suivie sans faire d’histoires.
Mon père est mort pour clarifier des choses qu’il voyait floues.
Mon père est mort pour avoir essayé de décrocher la lune.
Mon père est mort pour rien.
Mon père est mort en pensant que seul Dieu allait comprendre son geste.
Mon père est mort à l’autre bout du monde, comme un oiseau rendu fou par les vents.
Mon père est mort sans s’en apercevoir, un peu comme il a vécu.
Quoi de neuf, aujourd’hui ? Rien. Ah si, j’oubliais : mon père est mort.
J’aurais tellement préféré écrire que mon père est maure plutôt que mort.
Mon père est mort comme un chien, sur la tombe de son maître.
Philippe pressa les mains sur les accoudoirs pour bloquer une étrange oppression dans la poitrine et calmer une respiration qui s’emballait. Une seconde plus tard une vrille d’angoisse lui perfora l’estomac. Il porta une main à son front, se massa les tempes, il avait sans doute mal lu, son fils n’avait pas pu écrire ça, la plaisanterie était de mauvais goût, et Alex était trop… trop jeune, trop… trop ou pas assez, et puis c’était absurde, Alex n’était pas le genre de gosse à… Si nul en français d’habitude, il y avait erreur, Alex n’était pas…
Mon père est mort à deux pas de la maison, où la fatalité attendait, patiemment, son retour des îles Galápagos.
Mon père prenait la vie comme une corvée, il en est mort.
Mon père est mort sans se poser de questions sur la vie.
Mon père est mort trop jeune ; de là où il est, il est sûrement d’accord.
Alex… ? C’est toi, mon p’tit ? Dis-moi que ça n’est pas toi… Qu’est-ce que j’ai fait, Alex… ?
Mon père est mort sans éclat.
Mon père est mort, et dans le carnet noir du journal on a fait une faute à son nom.
Mon père est mort pour qu’on le pleure.
Mon père est mort sans mon consentement.