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Mon père est mort et ça ne fait même pas une bonne contrepèterie.

Depuis que mon père est mort, il fait l’unanimité.

— Monsieur Massart… ? Nous avons atterri, monsieur Massart…

Et Philippe, sans même s’en rendre compte, suivit le mouvement vers le car qui conduisait les voyageurs jusqu’au bâtiment principal du Bangkok International Airport.

Mon père est mort sans entrevoir ce couloir de lumière blanche qui, paraît-il, vous fait passer de l’autre côté.

Mon père est mort sans jamais avoir rien fait d’interdit.

Mon père est mort comme il en rêvait : dans son sommeil.

Entraîné par la cohue jusqu’à la zone de transit, il se sentit chanceler et s’arrêta pour laisser le flux des voyageurs se disperser aux guichets des douanes.

Mon père est mort trop jeune pour avoir peur que je l’enterre un jour.

Mon père est mort cent fois, à deux ou trois près.

Mon père est mort et ça ne fera pas la une.

Mon père est mort, qui l’aime le suive.

À bout de forces, il s’assit sur un banc, le journal froissé dans ses poings qu’il desserra lentement pour plaquer les mains contre son visage et fondre en larmes. Des pleurs d’enfant firent trembler son corps entier.

Il se leva tout à coup, empoigna sa serviette, piétina le journal tombé à terre et parcourut la zone duty free de long en large à la recherche d’un téléphone. On lui indiqua une cabine bizarrement exotique surmontée d’un petit toit vert en forme de temple bouddhiste, et cet appareil-là devait lui permettre d’en joindre un autre, dont l’image mentale s’imposa parfaitement, un poste sans fil, bleu nuit, posé sur un guéridon, près d’une carafe d’eau et d’une photo de vacances où Sandrine, enceinte de Timothée, offrait son beau visage à la brise du soir.

Là-bas, chez lui, à Cholong, il n’était que 10 heures du matin.

— Allô… Chérie… C’est moi, chérie…

— … Allô… ? Qui est à l’appareil ?

— C’est moi, chérie ! Philippe !

— Philippe… ? Tu es où ?

— Je t’aime ! Je t’aime tellement, tu sais !

— … ?

— Tu m’entends ? Je t’aime ! Je vous aime tous les trois ! Tellement…

— Tu vas me faire peur, le voyage s’est mal passé ?

— Vous êtes ma seule raison d’être, vous êtes tout, et sans vous ma vie n’a plus de sens.

— …

— Je reprends le premier avion tout de suite, et je ne quitterai plus jamais la maison qu’avec vous trois.

— Et Perseil ?

— Il peut crever et toute la boîte avec. Est-ce que tu m’aimes encore ?

— Devine ?

Une nouvelle vague de larmes, de bonheur celles-là, lui vidèrent le cœur de toute son angoisse.

* * *

En provenance de Macao et en partance pour Los Angeles, un jeune Belge du nom de David Moëns s’ennuyait à mourir pendant son interminable transit par Bangkok. Il ne comprenait même plus les raisons de ce départ aux antipodes, comme ça, du jour au lendemain. Il s’agissait à coup sûr de se prouver quelque chose à lui-même et à la face du monde, mais il avait totalement oublié quoi. Partir… Partir… L’Asie… L’horizon… Loin… Partir… L’autre… Là-bas… Tous les voyageurs sont des poètes… Après tout, lui aussi avait droit à son bout d’ailleurs. Du moins, il lui fallait en avoir le cœur net. Et pour ça, un seul moyen. Partir, loin, seul, et sans un sou en poche. La vie, le hasard, le destin se chargeraient de la suite.

Bilan de l’opération : en moins d’une semaine, il avait perdu au jeu sans passion le peu qui lui restait, il avait fait des rencontres anecdotiques et déjà oubliées, il n’avait pas vécu le moindre moment fiévreux, et il lui tardait de quitter l’Asie pour l’Amérique, qui lui semblait moins obscure. De fait, il tentait sa dernière chance en Californie, où était censé l’héberger un vague couple rencontré à Bruxelles en août dernier — serments d’amitié après plusieurs Kriek, adresses échangées dans l’euphorie, le truc habituel. Une voix intérieure lui prédisait que personne ne l’attendrait à Los Angeles.

En outre, David aurait été incapable de déceler à quel point le dépit amoureux avait sa part dans ce départ précipité. Il avait quitté Bruxelles non pas à cause d’une femme, mais de toutes. Ses trois dernières années sans vie affective ni sexuelle avaient créé chez lui un réflexe de méfiance qui le poussait à considérer les femmes comme le clan adverse. Il les voyait toutes dans une, une dans toutes, dotées des mêmes travers et mues par les mêmes desseins, si contraires aux siens. Quitte à tomber dans les pires clichés misogynes, fussent-ils enrobés de littérature, il reprenait à son compte les sentences qui épinglaient la gent féminine et prétendaient pouvoir la définir en quelques adjectifs. Inconsciemment, en prenant ce billet d’avion, il avait voulu vérifier si les femmes du bout du monde obéissaient à la même logique. Il parvint à s’en persuader avant même d’en avoir croisé une.

Renseignement pris auprès de la seule représentante de sa compagnie sur le sol thaïlandais, son avion décollerait avec trois ou quatre heures de retard. Exaspéré, il retourna s’allonger dans un recoin de la zone de transit, la tête contre son sac. Si seulement il avait eu de quoi lire… Un roman, un magazine, un prospectus écrit en français, n’importe quoi susceptible de lui occuper l’esprit. En préparant son sac de globe-trotter, l’idée même de la lecture lui avait paru hors sujet. Pas question de lire mais de tenir un journal de voyage à raison d’un ou deux feuillets par jour, de quoi donner une forme à des souvenirs à peine vécus. Hélas, à mesure que s’effilochait sa quête d’exotisme, le jeu l’avait lassé. Quatre jours consignés, dont le dernier, mardi 17 juin, bradé en un paragraphe.

Réveil fatigué. Une énorme blatte court sur le sol, où je suis allongé, enveloppé dans un drap. On m’a conseillé de ne pas tuer les insectes, sinon je n’en finirais plus. Les ignorer, semble-t-il. Je ne laisse plus le ventilateur tourner, j’ai peur d’attraper froid, ce serait un comble par cette chaleur. La fille du linge passe dans le couloir, comme tous les mardis, paraît-il. Où serai-je mardi prochain ? Je devrais visiter la ville, sinon personne ne croira, là-bas, que je suis allé si loin.

Tout à coup, sous une rangée de sièges, il aperçut un bloc de feuilles froissées d’où émergeait un fragment de mosaïque noire et blanche qu’il reconnut au premier coup d’œil comme une grille de mots croisés. Il s’agissait d’une publication étrange, La Gazette de Jules-Vallès, abandonnée à terre on ne sait comment. Mais la question n’était plus là pour David Moëns, il s’agissait d’un journal écrit en français ! Une occasion de se réapproprier la langue et remettre en marche les rouages de son cortex laissés en souffrance. Des textes, des rébus, des dessins, plein de petites choses finalement dépaysantes, le morceau de choix étant ces mots croisés auxquels il s’attaqua sur-le-champ.

* * *

Au-dessus d’un océan dont il ne verrait jamais la couleur à cause de la nuit et d’un hublot inaccessible, David, rassuré sur son sort, se sentait bercé par la carlingue, en paix avec l’humanité. Tout lui semblait luxueux, le sourire des hôtesses, les boissons fraîches, les échantillons de vétiver, le système de ventilation, les bonbons acidulés. Enfin sécurisé, il pouvait rester concentré sur ces mots croisés qui ne lui posaient aucune difficulté.

Les jeunes créateurs de la grille n’avaient pas cherché à limiter le nombre de cases noires ni à sophistiquer les définitions, et pourtant ils s’étaient lancés dans un format de dix horizontales sur dix verticales, bizarrement complexe pour des amateurs. David se débarrassa facilement de tous les mots de trois et quatre lettres qui s’emboîtaient sans heurt : boa croisait pôle, pôle croisait clone, et clone, cure. Il dut réfléchir un bon moment avant de trouver un mot de sept lettres dont le u de cure arrivait en cinquième position. La plupart de ses voisins dormaient déjà, l’avion traversait la nuit dans un silence quasi parfait, il sirotait sa canette de Coca tiède à la paille. « Accusés de réceptions », en sept lettres ? Les petits morveux de ce lycée français commençaient à lui mettre des bâtons dans les roues. David dut le reconnaître, il était de ces cruciverbistes occasionnels qui n’apprécient rien tant que la facilité et se sentent vite humiliés par une définition à tiroirs. Ses victoires faciles de début de grille l’avaient mis en confiance, et sans doute un peu vite. En trouvant Noé, le second mot de la quatrième verticale (définition : « Abrita bien des couples ») qui croisait impeccablement le o de pôle, le mot noceurs lui sauta aux yeux pour « Accusés de réceptions ». Dans sa lancée, il dénicha un redoutable adultère qui répondait à : « Une moitié plus un tiers ». Décidément, ces gosses de Cholong-sur-Avre, un bled perdu Dieu sait où, avaient plus de ressources qu’il ne l’avait imaginé. David avait écrit mécaniquement le mot adultère sans s’interroger sur le sens qu’un enfant de douze ans pouvait lui donner. Que connaissait-on de l’adultère à cet âge-là, quand lui, David, du haut de ses vingt-quatre ans, s’apitoyait sur sa triste libido ? Un adultère ? Son rêve de jeune homme ! Se vivre comme l’amant d’une femme mariée était pour lui le sommet de l’esthétique en amour. Il imagina des après-midi de feu dans un petit hôtel pas très net du côté de la gare Bruxelles-Midi, une bouteille de vin blanc posée sur la table de chevet, et la belle bourgeoise de cinquante ans descendue des beaux quartiers de la chaussée d’Ixelles, les pommettes rosies par la honte et l’excitation de se retrouver nue dans un coin malfamé face à un voyou qui la ferait jouir en la traitant de pute : voilà le film qui se déclencha instantanément dans la pupille de David à l’évocation du mot adultère. Soit les gosses du lycée Jules-Vallès avaient emprunté une définition classique à un Favalelli ou un Scipion, soit un de leurs professeurs, amateur éclairé, s’était amusé à placer, à la barbe de ses collègues, des directeurs et des parents d’élèves, ses trouvailles un peu lestes. En aucun cas un élève de cet âge ne pouvait en être l’auteur. Pire encore, cet adultère lui paraissait si extravagant qu’il finissait par se demander s’il avait vraiment sa place dans cette grille, s’il n’était pas en fait une création pure de son esprit perturbé par les doubles lectures à tendance forcément sexuelle. Pour chasser le doute de son esprit il s’attaqua à la définition suivante, « Transports en commun », en cinq lettres, qui devait logiquement se terminer par un e pour coïncider avec le dernier e de adultère.