À l’aile nord de l’aérogare étaient entreposés de gigantesques containers où les services de voirie stockaient, brassaient et brûlaient plusieurs tonnes de déchets quotidiens provenant des neuf terminaux de l’aéroport international de Los Angeles. Certains containers destinés au recyclage attendaient, au lever du jour, d’être acheminés par des semi-remorques vers l’usine de retraitement de San Diego. Dans quatre d’entre eux, gros de six mètres cubes, étaient entassés des milliers de magazines, de journaux et de listings d’ordinateurs dont les compagnies aériennes se débarrassaient par palettes entières. Comme un insecte piégé dans une boîte d’allumettes, Donny crapahutait dans le moins rempli des quatre.
Orphelin de mère, Donny Ray passait le plus clair de son temps hors de chez lui afin d’éviter à un père dans la mouise un souci supplémentaire. À quinze ans, il ne demandait déjà plus à être nourri, ni vêtu, ni même conseillé sur la vie et les multiples pièges dans lesquels son père était déjà tombé. Il allait peu au cinéma, ne regardait jamais la télévision, et personne, dans son quartier, n’aurait pu servir de modèle masculin assez décent pour le guider vers l’âge d’homme. À moins que son père ne fût à sa façon un modèle absolu de ratage, le parfait exemple à ne pas suivre, une référence indiscutable en matière d’échec. Donny se débrouillait seul, et plutôt bien, piochant çà et là des règles de vie au rythme d’un parcours empirique, et cette adolescence en valait bien d’autres, plus préservées, et sûrement moins riches en événements. Il se sentait l’âme légère du poète qui sait regarder le monde en perspective, le vivre sans réelle gravité, s’amuser de ses beautés inattendues. Mais avant de se lancer à la découverte de ce monde, Donny avait eu besoin, dès ses treize ans, de gagner son autonomie financière pour s’affranchir des diktats de son père, voire l’aider à boucler les fins de mois. Après plusieurs jobs, dont la plupart frôlaient l’illégalité, il s’était spécialisé dans la récupération de vieux journaux comme d’autres dans la boîte de soda. Trois fois par semaine, il visitait les containers de l’aéroport et refourguait son butin à des soldeurs qui eux-mêmes prospectaient pour les collectionneurs de bandes dessinées, de magazines, de quotidiens, on trouvait preneurs pour tout. Donny maîtrisait désormais son art : fouille, redistribution aux contacts, recherche de nouvelles filières, et tant qu’il agissait seul et en toute discrétion, les services de voirie fermaient les yeux sur son business. Il n’avait pas son pareil pour plonger en immersion totale dans le container, s’enfoncer par paliers, brasser le moindre recoin, s’ouvrir une trouée, feuilleter, trier, tasser, puis remonter à la surface, la besace pleine d’une pêche souvent miraculeuse. L’aéroport de LAX était devenu son territoire exclusif, il s’y promenait comme une silhouette familière à laquelle plus personne ne prêtait attention.
Pourtant, ce matin-là, Donny regrettait de s’être déplacé pour si peu : une série de Vogue trop récente, des magazines de fitness sans intérêt, à peine de quoi tirer dix dollars, peut-être cinq de plus avec un Playboy de 1972 qu’un bouquiniste de Catilina lui prendrait à coup sûr. On trouvait toujours amateurs pour ces vieilleries, et pas seulement des pervers un peu nostalgiques, mais des gens bien sous tous rapports, et même des chercheurs, des types qui faisaient des études et des thèses sur cette presse d’un autre âge. Les titres les plus impensables faisaient parfois l’objet de collections, à commencer par Playboy, un mythe américain, le charme à la papa, fallait-il avoir de l’argent à perdre. Un journal avec des filles nues de 1972, quel intérêt ?
En 1972, son père et sa mère ne s’étaient pas encore rencontrés et rien n’annonçait l’existence d’un Donny Ray. Il ne naîtrait que quinze ans plus tard, quand le sens du caché aurait cédé à la toute-puissante marchandise, quand celui du profit aurait dynamité les derniers tabous. Pour lui qui n’en avait jamais encore touché un seul de ses mains, le corps des femmes était une sorte de matière première intarissable, à portée de regard, et dont les moindres recoins ne sauraient être cachés. Leur nudité était un fait acquis depuis la nuit des temps, comme l’eau courante ou le métro, un dû, un Droit de l’Homme. Sans avoir jamais ouvert les jambes d’une fille, il semblait tout connaître de leur intimité. Lors de ses fouilles, il laissait glisser son regard à la limite du blasé sur les pin-up des Hustler et autres Penthouse, où chaque silhouette en valait une autre et ne suscitait plus aucune curiosité. Donny Ray ne pouvait imaginer qu’en 1972 de très jolies femmes se déshabillaient déjà dans les magazines pour devenir reines d’un jour, et qu’un garçon de son âge aurait tué pour avoir entre les mains ce numéro de Playboy. Il se contenta de le feuilleter pour en vérifier le bon état, déplia la page centrale et découvrit la playmate du mois étalée sur trois volets. Miss Mai 1972 s’appelait Linda Mae Barker et posait dans un bain moussant, saisie de face et dans son entier par un plan aérien.
Accroupi dans son container, Donny resta un long moment, le journal en main, songeur. La photo centrale ne donnait pas beaucoup à voir, pas tout en tout cas. Pour la première fois de sa courte existence, on lui cachait des choses. Et cette fille ne ressemblait en rien à celles qui posaient dans les magazines d’aujourd’hui. À l’époque, le corps des femmes était-il si différent ? Intrigué par les photos de la jeune demoiselle Barker, désuètes, hors d’âge, délicieusement datées, à la limite du kitsch, Donny sortit de l’aérogare sans quitter le magazine des yeux. Avant de descendre du container, il avait agrippé une sorte de fanzine froissé en y jetant à peine un coup d’œil — La Gazette de Jules-Vallès, d’où venait cette connerie ? — , d’un format juste assez grand pour y cacher son Playboy sans éveiller la curiosité des passants. Un geste qui trahissait ses quinze ans.
Il prit le métro aérien à la station Aviation et se vautra sur une banquette au fond d’une rame déserte. Il se mit à détailler le corps de Linda Mae Barker des pieds à la tête en s’étonnant de tout, à commencer par ses cheveux châtain foncé aux racines bien noires qui tombaient sur ses épaules, reliés par un discret ruban rouge de collégienne. Une brune toute simple, comme on en rencontrait au coin de la rue, pas plus sophistiquée que la moyenne, un modèle courant, il en avait croisé mille dans la vraie vie, comme la prothésiste dentaire qui ne lève jamais le nez de son ouvrage dans sa petite échoppe de Placid Square, ou même cette assistante sociale qui le supplie de se rendre au rendez-vous du psychologue. Des playmates d’aujourd’hui, Donny ne connaissait que les longues crinières blondes dont elles pouvaient se vêtir tout entières. Au milieu d’elles, Linda Mae Barker aurait ressemblé à une biche perdue parmi les lionnes. Avec une patience infinie Donny détaillait chacun de ses traits tout en candeur, ses taches de rousseur qu’on devinait à peine, son sourire généreux, son adorable frimousse. Il se sentait attendri par tant d’innocence, sa façon de dire si peu en montrant beaucoup, d’avouer sa timidité en posant nue, une ombre de vulnérabilité dans les yeux, une ombre qu’il fallait deviner, invisible à celui qui ne sait pas regarder. Il connaissait cette ombre-là, celle des femmes de tous les jours, dépourvues d’arrogance, curieuses de tout, capables de s’étonner d’un rien. En toisant l’objectif comme elles le faisaient, les pin-up de l’ère moderne avaient tué le plus petit atome de naïveté au fond de leur rétine, et cherchaient, bien au-delà de celui du photographe, le regard de millions d’hommes qui, en fins connaisseurs, allaient estimer le potentiel de charme que pouvait dégager tant de chair nue. Sur le visage de Linda Mae Barker se lisait le défi qu’elle s’était lancé à elle-même et qu’elle allait relever, poser nue devant l’Amérique entière, et cette victoire apparaissait dans une lueur au fond de ses yeux.