Et le plus incroyable était que le reste du corps, à partir des épaules, reflétait cette modestie qui décidément provoquait chez Donny un trouble inédit. Ah, les seins de Linda Mae Barker ! Hauts sur le torse mais si peu insolents, presque fragiles malgré leur grâce, il chercha un mot pour les qualifier, et faute de mieux s’arrêta sur « imparfaits ». Oui, ils étaient imparfaits, leur forme n’évoquait rien de connu, un fruit entre pomme et poire, très éloigné du melon. Avant de découvrir ceux de Linda Mae, Donny s’était toujours imaginé que les seins ressemblaient à des sphères à géométrie pure et de taille unique, gonflés à quelque chose d’assez puissant pour sauter au visage du lecteur. Imparfaits, les seins de Linda Mae Barker donnaient envie de les remodeler de longues heures avec les mains jusqu’à les voir reprendre leur forme naturelle, finalement la plus émouvante. La poitrine de Linda Mae datait d’avant le bistouri et le silicone, une époque où le souci de perfection passait après la grâce. Comble de l’innocence, la blancheur des seins de Linda Mae tranchait avec le reste de sa peau bronzée et laissait apparaître clairement la marque du bikini. Donny n’en revenait pas. Des seins blancs ? Inimaginable ! À la limite de l’indécent. Pas d’UV, en 1972 ? Pas d’autobronzant, de gélules ? Pas de topless sur les plages ? Linda Mae Barker n’avait-elle donc jamais offert sa nudité à personne ? Il descendit à la station Long Beach, les mains toujours crispées sur La Gazette de Jules-Vallès qui cachait le corps de Linda Mae Barker. Plus il la mangeait des yeux, plus il avait besoin d’éviter les regards. Il grimpa dans un bus en direction de Lynwood, où vivait Stu, son copain d’enfance devenu recouvreur de dettes. Stu avait maintes fois essayé de l’initier à l’art de casser les pouces des mauvais payeurs, mais Donny, rebuté par la plupart des formes de violence, avait préféré se spécialiser dans le vieux papier ; il y voyait une variation moderne sur le thème de la chasse au trésor. Une preuve parmi tant d’autres ? Il avait découvert Linda Mae au fin fond d’un container. Une jeune fille qui s’était donnée au journal Playboy comme on se donne à un tout premier amant. Avec d’infinies précautions, il ouvrit le rabat inférieur du dépliant central pour voir ce qui se tramait sous ses hanches. Un bloc de mousse recouvrait presque entièrement son pubis et ne laissait apparaître que le liseré d’une toison à peine retaillée, qu’on devinait de la couleur exacte des cheveux ; une touche animale dans ce corps de nymphe. Donny allait de surprise en surprise. Des pubis, il en avait vu plusieurs milliers, de toutes les formes, cœur, carreau, pique, trèfle, teints en bleu et rose, ou, le plus banal, entièrement rasés ; il en savait plus sur la forme des lèvres que son propre père. Linda Mae Barker, la jambe gauche légèrement repliée vers l’intérieur, préservait le cœur de son intimité et cachait à jamais son entrejambe ; les hommes, et surtout Donny, n’avaient qu’à se faire une raison. Il prit cette pose pour une sentence à la fois injuste et parfaitement légitime. Hypnotisé, Donny descendit du bus et parcourut une centaine de mètres sur Josephine Street. Il entra dans un bâtiment de brique noire, fit un signe de tête au vieux Portoricain assis dans le hall, une sorte de concierge bénévole qu’il avait toujours connu là, et sonna chez Stu, au rez-de-chaussée. Le temps de le laisser arriver, il jeta un dernier coup d’œil à cette étonnante jeune femme âgée de vingt et un ans en 1972, à l’époque où plusieurs centaines de millions d’Américains avaient vu en elle un sommet de l’érotisme. Donny s’inquiéta de cet agacement qui agitait tout son être. Était-ce cela qu’on appelait l’excitation ?
— Tu tombes bien, Donny, j’ai besoin d’aide…
Dans l’appartement régnait un curieux contraste de pénombre et d’éclairage halogène. Pour des raisons toutes personnelles, Stu avait décidé d’obstruer par des volets opaques le peu de lumière qui parvenait jusqu’au rez-de-chaussée, réglant du même coup les risques de cambriolage. Donny y avait dormi maintes fois, devant la télé, le corps moulé dans les coussins du sofa. Comme par réflexe, il se dirigea vers le réfrigérateur, l’inspecta un instant sans rien y prendre. Stu retourna à son ouvrage, une affaire délicate qui, vue de loin, rappelait une époque que ces gosses n’avaient jamais connue : la prohibition.
— On peut savoir ce que tu fous ?
— Un colis pour mon oncle Erwan.
Une dizaine de grandes tasses de café noir, un paquet de sucre en poudre et six bouteilles d’alcool blanc recouvraient la table où Stu opérait.
— De l’alcool de café, c’est sa drogue, ça l’aide à digérer, il dit, ce con. Faut vraiment que je l’aime. Rien que pour me faire chier, il veut pas d’irish coffee, comme n’importe quel Irlandais, du tout fait dans le commerce, non, il veut un truc fait maison, ça doit être à force de fréquenter ces putains de Ritals que ça lui est venu. C’est d’un chiant, t’imagines pas. Faut de l’alcool éthylique à 90° que tu mélanges avec du sucre et du café, mais attention, pas celui que je fais moi, de café, faut de l’expresso, du vrai, cette espèce de boue que je vais faire faire chez Martino, en face. Pendant que je m’occupe du mélange dans les bouteilles, tu vas faire la navette, j’ai encore besoin d’une dizaine de tasses pleines comme ça, il a l’habitude, Martino. T’as pigé ?
— Je suis amoureux, Stu.
— Qu’est-ce que ça peut me foutre ? Toi, amoureux ? De qui ?
— Linda Mae Barker.
— Connais pas.
— C’est une playmate.
— … ? Montre.
Donny tendit son magazine et regretta aussitôt son geste. Jalousie. Le regard d’un autre.
— Celle-là, là ? Tu te fous de ma gueule ? On dirait ma mère du temps de ses études. Prends le plateau avec six tasses, fais pas trop refroidir, vaut mieux mélanger quand c’est encore tiède.
— Je veux savoir comment elle s’en est sortie dans la vie.
— … ?
— …
— Elle doit être morte, c’est quelle année ?
— 72.
— … 72 ! T’es pas dingue ? On parle d’une vieille, là, c’est dégueulasse.
— C’est quoi, sa vie ? Qu’est-ce qu’elle est devenue, après ? Elle est mariée, elle a des mômes ? Est-ce qu’on continue à lui dire : « Je vous ai vue à poil dans Playboy, ça date pas d’hier » ? Est-ce que ces photos ont changé sa vie ? En mieux ? En pire ? Est-ce qu’elle regrette ? Est-ce qu’elle pense que c’était sa chance ? À quoi elle ressemble aujourd’hui ? Une femme qui, pendant un mois entier, a rendu fous la moitié des mecs de la planète vieillit-elle comme les autres ?
Stu cessa de s’agiter devant ses bouteilles, le regard inquiet.
— Tu dois traverser une période, c’est peut-être pas grave, faut en parler à quelqu’un. À ton âge, moi aussi, j’ai eu des lubies, mais là t’avoueras que c’est spécial.
— Je vais écrire à Hugh Hefner, lui il saura ce qu’elle est devenue.
— C’est qui ?
— L’homme qui a fondé Playboy et inventé la Bunny.
— Si j’étais toi, je ferais gaffe, avec tous ces dingues qui écrivent. C’est un coup à avoir les flics chez toi.
— Je peux essayer sur le Net, un site du genre « Que sont-elles devenues ? ».
— Au lieu, tu pourrais pas essayer de tomber amoureux de quelqu’un de ton âge ? Tiens, la petite chanteuse de Senz qu’on a vue à la fête du Studio A.
— Linda Mae a peut-être besoin de moi, à l’heure qu’il est.