— À l’heure qu’il est, c’est moi qui ai besoin de toi, alors va me chercher ces putains d’expressos, que je puisse expédier ce putain de colis, et on s’occupe de tes histoires après, ça va ?
Ainsi fut fait, et bientôt Stu pressa la capsule de la dernière bouteille puis sortit la caisse en bois dans laquelle son alcool de café allait traverser une quinzaine d’États d’ouest en est.
— Ton oncle Erwan, c’est bien le garagiste ?
— T’es pas un peu con, toi ? L’oncle Dylan pourrait toujours aller se brosser s’il me demandait quoi que ce soit. Erwan, il est à Rykers, chez les longues peines, le con, il risque pas d’en sortir ! Et il a pas de famille, ce con-là, juste moi, et moi je suis assez con pour lui faire sa liqueur de merde.
La préférence de Stu allait au plus vilain de ses deux oncles, l’aîné des frères Dougherty, qui avait quitté Los Angeles vers la fin des années soixante pour suivre la pasionaria d’un mouvement révolutionnaire qui avait fait long feu. Seul bras armé du mouvement, Erwan avait écopé d’une peine à perpétuité à Rykers Island, la prison de l’État de New York, pour avoir attenté à la vie du Président en personne, rien de moins. Sans l’avoir jamais vu que derrière des barreaux, Stu estimait son oncle, moins pour ses convictions politiques que pour cette peine exceptionnelle qui lui permettait de jouer les petits caïds dans son quartier.
— Je pensais que l’alcool était interdit en taule.
— Là où il est, la seule chose interdite, c’est payer à crédit. Et puis, il fait partie des murs, c’est tout juste si on le laisse pas sortir acheter son paquet de tabac. Il tape le carton avec les matons, il joue les médiateurs dans les grosses embrouilles, il a gardé une âme de porte-parole. Il me dit qu’il est pas un exemple à suivre.
Tout en parlant, Stu disposait les bouteilles dans la caisse en entourant chacune d’un cylindre en carton ondulé afin qu’elles ne s’entrechoquent pas. Faute de mieux, un magazine roulé autour de la bouteille faisait l’affaire. Machinalement, Stu saisit le Playboy de 1972 pour emmailloter la dernière des six, et fut arrêté net par le cri d’horreur de Donny.
— Linda Mae ! ! !
En pressant sa bien-aimée sur son cœur, il prit une décision terrible :
— Que tu m’aides ou non, je la retrouverai, Stu. Et je lui dirai combien elle compte pour moi.
— Techniquement, elle pourrait être ta grand-mère.
Stu s’empara de l’autre journal égaré sur sa table et tenta d’en déchiffrer le titre.
— La Gazette de… de quoi… ? C’est écrit dans quelle langue, cette connerie ?
— Va savoir, on trouve de tout dans ces containers.
Stu ne chercha pas à en savoir plus et enroula autour de la liqueur d’un noir profond La Gazette de Jules-Vallès, qui cala parfaitement la bouteille au milieu des cinq autres. Il scotcha l’adresse sur la caisse, James Thomas Center, 14 Hazen Street, Rykers Island, NY 11370, et confectionna deux poignées en ficelle pour faciliter le transport. Longue habitude.
— Et si tu la retrouves un jour, qu’est-ce que tu lui dis, à ta Miss Mai 1972 ?
Donny se tut un long moment avant de répondre :
— Que je crois toujours en elle.
Rykers Island, la prison au large de Manhattan, New York, comptait dix-sept mille pensionnaires, hommes et femmes, répartis dans dix bâtiments bien distincts. L’île ressemblait à un petit État dans l’État, située à moins de dix kilomètres de l’Empire State Building, et considérée comme la plus grosse structure pénitentiaire du monde. Dans un bâtiment nommé le James Thomas Center en hommage au premier gardien afro-américain, on trouvait, bien à l’écart des autres, le très préservé quartier des seniors. Séjournaient dans cette olympe de la racaille quelques légendes vivantes du grand banditisme, des figures majeures de la pègre, et les derniers hors-la-loi mythiques dont les foules ne s’étaient jamais lassées. Chacun d’eux cumulait des peines allant parfois jusqu’à quatre cents ans de réclusion, de sorte qu’ils pouvaient mourir derrière leurs barreaux, renaître, mourir à nouveau et ainsi de suite durant plusieurs générations. Pour entrer dans le club ultra-privé des longues peines, il fallait totaliser au minimum deux cent cinquante années incompressibles.
Dès lors, dans le quartier des seniors, la perception du temps n’était plus tout à fait la même que n’importe où ailleurs.
Cette vingtaine de prisonniers bénéficiaient de conditions de détention exceptionnelles ; leur célébrité, leur fortune personnelle pour la plupart, leur assistance juridique digne des plus gros trusts, leurs bons rapports avec la hiérarchie pénitentiaire avaient transformé leur statut de détenus en celui de résidents permanents, et leurs cellules en appartements n’ayant rien à envier à certains immeubles cossus du centre de Manhattan. Tous y mourraient un jour, mais aucun d’entre eux n’avait hâte de le voir arriver.
Cet après-midi-là, deux des pensionnaires, amis depuis bientôt quatre ans (sur leur échelle personnelle, à peine le temps d’une poignée de main), bavardaient dans des fauteuils en fumant le rituel cigare d’après déjeuner. Le plus jeune, pourtant le plus ancien dans les murs, le terroriste Erwan Dougherty, avait invité son voisin d’en face, de vingt ans son aîné, Don Mimino, le parrain de tous les parrains de la mafia italienne, incarcéré depuis près de six ans. Erwan, très méfiant face à toute forme de compagnie — il avait su garder le silence total pendant presque huit ans —, appréciait Don Mimino pour ses manières de vieil homme, sa philosophie d’une autre époque, la qualité de sa conversation qui égalait celle de son silence. Et, pour le vénérable Italien, le simple fait d’être le seul autre catholique du coin était la première qualité de l’Irlandais.
— J’ai décidé d’apprendre ma propre langue d’origine, dit Don Mimino.
— Comment ça ?
— Je parle une espèce de dialecte sicilien déjà incompréhensible pour le village voisin du mien. On ne le pratique plus que dans certains coins du New Jersey ! Ce que je veux apprendre, c’est la lingua madre, celle que l’on parle à Sienne. Je veux pouvoir lire tout Dante dans le texte. Il paraît que c’est costaud. J’ai calculé que si je suis une spécialité en italien médiéval, je peux venir à bout de la Divina Commedia d’ici cinq ou six ans.
Depuis toujours, dans le quartier des seniors, s’engager dans de longues études était souhaitable à plus d’un titre ; la plupart y voyaient un passetemps plus intéressant que la musculation ou la télévision. Mais pas uniquement.
— Ensuite, je passerai à l’anglais, poursuivit-il. Avoir vécu soixante ans ici et finir par parler une espèce de langage bâtard entre le patois des émigrés et l’argot des voyous, je ne suis pas fier du résultat. L’objectif serait de pouvoir lire Moby Dick sans avoir à consulter un dictionnaire à toutes les pages.
Il ne s’agissait pas seulement de tuer le temps mais de trouver un sens, et même plusieurs, à une peine qui défiait les lois de l’entendement. Comment imaginer les trois cents années à venir sans aucun but dans l’existence ?
— Je me suis mis à Melville sur le tard, dit Erwan. En arrivant ici, j’ai d’abord lu tout Conrad et tout Dickens, et puis tout Joyce, il était de Dublin, comme mes parents. Et puis, je me suis dirigé vers le droit pour un cursus qui a duré huit ans.
Le droit arrivait en premier choix, la psychologie en deuxième, la littérature bien après. Certains voulaient connaître les rouages du Code, en décrypter les sens cachés, les pièges, et comprendre le détail d’une procédure qui les avait contraints à finir sur cette île. Erwan, par exemple, avait passé son diplôme d’avocat afin de pouvoir rouvrir son dossier et se défendre lui-même. La psychologie et ses dérivés étaient fort prisés eux aussi, tout ce qui concernait les mécanismes de l’âme humaine, à commencer par la sienne — certains suivaient une psychanalyse en bonne et due forme — afin de se débarrasser au mieux des scories du passé pour envisager sereinement l’avenir. De plus, les études de psychologie servaient de tremplin à bien d’autres et permettaient de mieux comprendre les lois qui régissent les groupes et les rapports de hiérarchie. Dans le quartier des seniors, on pouvait s’attaquer à un domaine et espérer en faire le tour, l’épuiser jusqu’à ses plus invisibles subtilités, en veillant régulièrement à remettre à jour la somme des connaissances. Qui, au-dehors, pouvait prétendre à une telle exhaustivité ?