D’autres détenus étudiaient dans le seul but d’afficher leur bonne conduite et gagner ainsi une remise de peine pouvant aller jusqu’à dix ou quinze ans : les plus opiniâtres étaient ainsi passés de cent soixante à cent cinquante années de réclusion.
À l’inverse du reste de l’humanité, les seniors de Rykers ne voyaient pas en la mort l’échéance finale. L’échéance finale restait leur premier jour libérable. Il leur fallait se raccrocher à l’idée qu’un jour, dans les deux ou trois siècles à venir, ils se retrouveraient à l’air libre et partiraient à la découverte d’un monde nouveau. Alors, il serait bien temps de mourir.
— Et ensuite ? demanda Erwan en rallumant son Romeo y Julieta.
— Ensuite, je suis tenté par une ou deux langues asiatiques. J’ai passé tant d’années à combattre les mafias chinoise et japonaise que je me dis qu’il serait temps de comprendre comment ces gars-là fonctionnent, et parler leur langue donne déjà quelques clés.
— Après mon diplôme en médecine chinoise, j’ai suivi l’enseignement du tao et toutes ses techniques de longue vie, puis je suis allé naturellement vers le tai chi. Certaines légendes parlent de maîtres anciens qui auraient vécu entre neuf cents et mille ans.
— J’ai banni toute forme d’exercice physique dès le plus jeune âge.
— Vous y viendrez, Don Mimino. Pas tout de suite, mais vous y viendrez.
— On verra. Je vais d’abord étudier la médecine classique, puis me spécialiser en rhumatologie. Mes reins me tuent…
On frappa à la porte. À l’inverse de toutes les autres cellules, celles des seniors étaient isolées du couloir par porte et cloison, on ne trouvait de barreaux qu’aux fenêtres. « Chief » Morales, le chef d’équipe des gardiens de l’aile ouest, dont dépendait le quartier des seniors, entra, un paquet à la main.
— C’est le colis de mon crétin de neveu, fit Erwan en découpant l’emballage au couteau. Vous prendrez bien une petite goutte de liqueur avec nous, Chief.
— Pas le temps, ça chie dans le bloc B.
Pour la forme, le gardien jeta un œil à l’intérieur du paquet, soupesa quelques bouteilles et quitta la cellule. Chief Morales, malgré son jeune âge, était estimé par les détenus pour son sens des situations et sa bonne volonté à résoudre les problèmes.
— On le regrettera quand il partira à la retraite, dit Don Mimino.
Erwan décapsula une bouteille et sentit l’arôme encore intact du café.
— C’est un type originaire de Milan qui m’a fait découvrir ça lors de son séjour ici, dans les années soixante-dix. C’est moins crémeux que l’irish coffee, moins écœurant, et puis, je dois vous faire une confidence, je n’ai jamais aimé le whisky irlandais.
Don Mimino porta à sa bouche le petit verre noirâtre que son hôte venait de lui servir.
— Buono.
Erwan déballa les cinq autres bouteilles, les rangea dans son armoire et réunit les papiers d’emballage en un petit tas pour les jeter dans la corbeille. Son œil s’arrêta sur La Gazette de Jules-Vallès.
— C’est bien du français, ça, Don ?
Le vieil Italien mit ses lunettes et inspecta la couverture du journal.
— Je crois, oui.
— Je ne suis pas porté sur les langues, mais le français, ça m’aurait sûrement plu. Je vais y réfléchir.
— Beaucoup de verbes irréguliers, il paraît.
— Et si on s’y mettait ensemble, Don Mimino ? Voilà une idée ! En quatre ans, on parle la langue couramment, et je propose que nous instaurions le français comme langue officielle pendant l’heure du pousse-café. Ça peut être amusant !
— Vous êtes tous aussi dingues, vous, les Irlandais…
Ils trinquèrent et vidèrent leur verre cul sec. Par curiosité, Don Mimino emporta avec lui La Gazette de Jules-Vallès pour y jeter un œil au calme, dans sa cellule. L’idée d’apprendre le français le tentait pour une seule raison : voir les films diffusés sur la chaîne des classiques du cinéma sans avoir besoin de lire les sous-titres et, parmi eux, les films policiers des années cinquante, qu’il jugeait bien plus proches de la réalité que les modèles proposés par le cinéma américain de la même époque. Curieusement, il se sentait plus proche d’un Jean Gabin que d’un George Raft.
Il passa l’après-midi à apprendre par cœur l’accord du subjonctif des auxiliaires essere et avere. Puis il dîna seul dans sa cellule et s’assoupit devant une émission de variétés italienne de la RAI Due qui lui parvenait par satellite. Tard dans la nuit, il ouvrit l’œil et redouta trop l’insomnie pour qu’elle ne s’installât pas, puis saisit machinalement La Gazette de Jules-Vallès. Décidément, une langue bien trop compliquée… Mémoriser les idéogrammes chinois lui paraissait plus à sa portée. Mais dans cinquante ou soixante ans, qui sait ? Avant de refermer le journal pour tenter de plonger dans le sommeil, Don Mimino laissa ses yeux fatigués accrocher une petite ligne de texte d’une colonne de bas de page. Des mots, toujours des mots, mais dans une langue bien plus familière.
Boris Godounov ? If it’s good enough for you, it’s good enough for me !
Il se redressa sur son lit à en faire craquer ses vieilles vertèbres. L’article était signé d’un curieux Warren Blake.
If it’s good enough for you…
Ce jeu de mots était de lui, Maurizio Gallone, dit Don Mimino à travers plus de quarante États.
… it’s good enough for me !
Les rares fois où il avait croisé le fils de cette ordure de Manzoni, le gosse lui rappelait ce good enough, c’était devenu comme un rituel entre eux. Ils n’avaient d’ailleurs rien d’autre à se dire.
Ces trois cent quarante-cinq années qui lui restaient à passer sur cette île, il les devait à son père, Giovanni Manzoni.
Don n’avait aucun besoin d’apprendre le français pour comprendre d’où venait le journal : Écrit et mis en page par les élèves du lycée Jules-Vallès de Cholong-sur-Avre, Normandie.
Passer un coup de fil, toutes affaires cessantes.
Il hurla à travers le couloir afin de réveiller Chief Morales.
6
Aucun des quatre n’avait cherché à se faire aimer. Les Blake se souciaient peu d’attirer les faveurs. Et pourtant, chacun à sa manière avait vu grimper sa cote de popularité dans des cercles sans cesse grandissants, qui parfois communiquaient. Quiconque croisait le chemin de l’un d’eux ne tardait pas à entendre parler d’un autre Blake, voire d’un troisième, et par des biais imprévisibles. Il n’était question que d’eux, au lycée, au marché, et jusqu’à la mairie, si bien qu’une rumeur avait gagné la ville entière : cette famille-là était exceptionnelle.
Le bénévolat de Maggie au sein de diverses associations humanitaires avait fini par se savoir. On rendait hommage non seulement à son courage mais à sa discrétion, on admirait son énergie et son dévouement. Elle participait activement aux préparatifs de la kermesse du 21 juin et de la fête du lycée, prenait part à la campagne d’information sur le tri des déchets domestiques, assistait aux réunions des amicales de quartiers, consacrait deux demi-journées par semaine à l’inventaire de la bibliothèque municipale, et, quand son emploi du temps lui laissait une heure ou deux, elle jetait les bases de sa propre organisation caritative, qu’elle soumettrait bientôt au conseil municipal. Plus on lui en demandait, plus Maggie fournissait, et lorsqu’elle faiblissait, que l’idée même de charité commençait à s’émousser, le cruel rappel de ses années passées venait l’aiguillonner, et le remords la faisait avancer comme une pique dans les reins du condamné. Mais peu lui importait l’origine de son altruisme, seul comptait le résultat, pas plus qu’elle ne cherchait à connaître les raisons profondes qui poussaient les autres bénévoles à se mobiliser pour des inconnus. Au tout début de son exercice, elle avait été curieuse des motivations de chacun et avait repéré divers archétypes. Elle avait rencontré des angoissés qui se consacraient aux autres afin de se débarrasser d’eux-mêmes. Il y avait aussi des malheureux qui donnaient faute de n’avoir jamais reçu et, à l’inverse, des nantis mal assumés ou des oisifs fatigués de leur inertie. Il y avait les croyants qui, auréolés de leur sens du sacrifice, allaient au-devant des malheureux en se regardant de trois quarts dans le miroir de la béatification ; ceux-là avaient la gueule de l’emploi, le sourire bienveillant mais compassé, les bras ouverts comme des vallées de larmes, les yeux tristes d’avoir vu tant de misère. On trouvait aussi le progressiste à l’écoute d’autrui par souci de bonne conscience ; le simple fait de tendre la main vers les déshérités lui procurait un incomparable bien-être intellectuel. D’autres espéraient racheter, d’un coup, tous leurs torts. D’autres encore se contredisaient eux-mêmes et cessaient de justifier leur cynisme par la décadence généralisée. Sans oublier ceux qui, sans s’en rendre compte, passaient enfin à l’âge adulte.