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Aujourd’hui, Maggie se foutait bien de savoir lequel ressentait une véritable empathie pour le malheur de l’autre, lequel voyait monter en lui un réel sentiment d’indignation face à l’injustice, lequel sentait vibrer dans son cœur le diapason de la solidarité, lequel saignait aux blessures du monde. Le geste primait l’intention, et la fraternité faisait feu de tout bois. À Cholong, l’apostolat devenait à la mode, de toutes nouvelles vocations s’étaient manifestées. On allait bientôt manquer de nécessiteux.

Warren vivait sa propre célébrité comme une juste reconnaissance. Ses services rendus à la jeune génération lui valaient un respect qui, à ses yeux, comptait plus que tout. Là où le père avait trahi, le fils se devait de reprendre son rôle et incarner la figure secrète de l’« autre » justice, celle qui répare les torts quand la loi se révèle impuissante. Du comportement mafieux, il oubliait la dimension criminelle pour ne garder que cet aspect-là, et se faisait fort de représenter, à lui seul, le bon droit de l’oublié, sa dernière chance d’obtenir réparation. Sa justice et sa protection coûtaient cher à celui qui les réclamait, mais qu’est-ce qui est donné, en ce bas monde ? Venir pleurer sur son épaule, c’était se rendre redevable pour longtemps, mais quoi de plus précieux que de voir celui qui vous a fait du tort implorer le pardon ? Le prix ne serait jamais trop élevé pour profiter de ce spectacle-là. Warren s’y entendait pour parvenir à ses fins et satisfaire toute requête qui paraissait fondée, les garçons de son âge y voyaient une vocation : Warren va t’aider, Warren saura quoi faire, parles-en à Warren, Warren est juste, Warren est bon, Warren c’est Warren. Sa force réelle consistait à ne jamais solliciter mais à laisser venir à lui, à ne jamais jouer les meneurs mais à accepter l’autorité qu’on lui conférait, à ne rien demander mais à attendre qu’on lui offre. Son idole, Alfonso Capone en personne, aurait été fier de lui. Warren payait la rançon d’un tel pouvoir en vivant dans le secret, comme tous ses pairs avant lui. Un vrai meneur obéissait à la loi du silence et laissait venir à lui tous ceux qui en crevaient de ne pouvoir s’épancher. Donne-leur ce dont ils ont le plus besoin. Et ce dont ils avaient tous besoin, c’était l’écoute. Avant d’aimer ou haïr, avant de donner tort ou raison, avant d’offrir sa justice ou la refuser, il tentait de se faire une idée la plus juste possible du drame du plaignant. C’était le fondement même de son pouvoir et la justification de son futur rôle de leader. Cet effort-là le construisait un peu plus chaque jour.

Si Warren n’avait jamais cherché à faire d’émules, la nouvelle génération de Cholong l’avait pris pour modèle et s’inspirait de cette faculté d’écoute qui semblait être la clé de bien des problèmes.

Warren n’avait jamais osé questionner son père sur sa décision de témoigner contre son camp. Un jour viendrait où cette conversation ne pourrait plus être évitée, mais il ne se sentait pas encore le courage de demander des comptes à celui qui n’avait rien perdu de son autorité, malgré sa pitoyable vie de rentier assigné à résidence.

La violence du procès et de ses retombées n’avait pas réussi à entamer la force intérieure de Fred qui, au gré d’une lumière changeante, le faisait passer tantôt pour un protecteur, tantôt pour une menace. À leur manière, les Cholongeois percevaient ce côté protecteur. On le décrivait comme un homme qui avait bourlingué à travers la planète et connu les grands de ce monde, de quoi inspirer des rayonnages de bouquins. On pressentait même chez l’Américain ou l’écrivain l’étoffe d’un meneur. Les femmes se retournaient sur son passage, les hommes le saluaient de loin, les enfants en avaient fait un héros. Si on l’admirait pour diverses raisons, tous lui reconnaissaient sans la nommer cette fameuse autorité naturelle. Frederick Blake était de ces rares individus dont on préfère se faire un ami sans même le connaître. Son apparition dans un groupe inquiétait et rassurait à la fois, et changeait radicalement la donne jusqu’à inverser les forces et les faiblesses ; d’un seul regard mauvais ou d’une simple poignée de main, il avait le pouvoir de faire d’un faible un fort et d’un fort un faible. Il devenait l’indiscutable chef de meute, et personne n’aurait osé lui disputer le rôle de mâle dominant, rôle dont il se serait bien passé la plupart du temps, mais il n’y pouvait rien, c’était comme ça depuis toujours : une décision à prendre, une réponse à apporter, tout le monde se retournait vers Fred sans même se demander pourquoi. Sa petite corpulence de brun tassé n’entrait pas en ligne de compte, des hommes de deux fois sa taille se voûtaient pour se mettre à sa hauteur et baissaient la voix d’une octave pour s’adresser à lui. Des hommes qu’il n’avait jamais vus auparavant. Qui saura jamais à quoi tient l’autorité ? Lui-même n’en avait aucune idée, un mélange de magnétisme et d’agressivité rentrée, le tout passant par le regard, une curieuse immobilité de tout le corps, et le potentiel de violence ressortait sans qu’il ait jamais besoin de se déclarer. En ville, Fred se déplaçait comme s’il était encore entouré de sa garde rapprochée, conscient de sa puissance de feu, une armée invisible autour de lui, prête à se sacrifier. On lui enviait sa manière de formuler tout ce qui ne lui convenait pas sans hausser la voix ni faire preuve d’une amabilité excessive. Un gosse frôlait une vieille dame avec sa mobylette ? Fred l’attrapait par le col et lui demandait de présenter des excuses. Un demi de bière un peu éventé ? Le bistrotier se faisait une joie de changer son fût. Un resquilleur lui passait sous le nez ? Fred parvenait d’un simple geste du doigt à le remettre dans le rang. Il n’avait jamais craint les inconnus ni hésité à aller au-devant d’eux quand la situation l’exigeait. Il n’avait jamais éprouvé cette peur de l’autre, ni soupçonné, a priori, des intentions belliqueuses ; jamais il ne se sentait menacé avant que d’être menacé. À son insu, chaque fois qu’il intervenait pour clarifier une situation, il montrait l’exemple. Il ne comprenait pas comment, dans les rues, la peur de l’autre s’était sédimentée en lâcheté ordinaire, comment la paranoïa de l’agression avait poussé à la haine muette. Aujourd’hui, il sentait cette peur dans la rue, une peur au service de rien, qui ne rapportait pas un sou à personne. Quel gâchis.