Dans un monde exactement opposé, vivait Belle la pure. Sa seule existence donnait raison à ceux qui prétendent que les plus belles fleurs naissent sur les cactus, les marigots et les tas de fumier. La noirceur avait donné vie à la grâce et à l’innocence, et cette grâce et cette innocence profitaient au plus grand nombre. On croisait Belle sur sa route et déjà l’on devenait meilleur. Loin de la beauté hautaine, prête à mordre, elle avait inventé la beauté généreuse, dirigée vers tous, sans distinction ni choix. Chacun avait droit à un geste de sympathie, un mot aimable, un regard d’ange, et ceux qui ne se contentaient pas du cadeau en étaient pour leurs frais : Belle restait invulnérable, les malheureux qui avaient voulu pousser leur avantage le regrettaient aujourd’hui, et cette assurance ajoutait encore à sa beauté puisqu’elle l’autorisait à sourire à des inconnus et à répondre aux hommages sans baisser le front. Il suffisait d’un court moment en sa compagnie pour que le pessimiste le plus aigri se remette à croire. À sa façon, elle prouvait que l’humanité était capable du meilleur, c’était le rôle des êtres d’exception que de répondre au cynisme et à l’angoisse par la bienveillance et l’espoir. Les fées existaient bel et bien et donnaient à tous l’envie d’être meilleur.
Ce matin-là, elle longeait la place de la Libération sous les lazzis et les sifflements des forains qui installaient leurs attractions et, parmi elles, une grande roue identique à celle de la Foire du Trône de Paris. Belle s’arrêta un instant pour regarder les hommes, en équilibre, accrocher les nacelles aux montants de la roue, et se promit, dès l’ouverture des festivités, d’aller voir à quoi ressemblait la ville de là-haut.
Cholong avait déclenché un compte à rebours : plus que quatre jours avant la fête annuelle, sûrement l’une des plus flamboyantes de la région, vingt-quatre heures de réjouissances non stop, un hommage à l’été tant attendu. Outre un manège de chevaux de bois et une auto tamponneuse qu’on trouvait partout ailleurs, la roue de Cholong attirait les trois départements alentour et tournait sans désemplir. En plein jour, la ville prenait un air de Luna Park et, de nuit, on se serait cru à Las Vegas.
Fred avait décrété que les flonflons le déprimaient. Il passerait donc le week-end entier dans sa véranda. De toute façon, il avait mieux à faire : le chapitre cinq de son grand œuvre abordait des thèmes fondamentaux et répondait aux questions que le commun des mortels se posait sur les petits et gros commerces du crime.
Tout homme a son prix. Ce n’est pas de putes qu’on manque, c’est d’argent. Si vous ne les tenez pas par l’argent, vous les tiendrez par leur vice, si vous ne les tenez pas par leur vice, vous les tiendrez par leur ambition. Personne ne sait de quoi est capable un entrepreneur pour décrocher un marché, un acteur pour un rôle, un politicien pour une élection. J’ai même réussi à obtenir un faux, signé de la main d’un évêque, en échange de la construction d’un orphelinat qui allait porter son nom. Parfois on se trompe sur le bonhomme, on pensait avoir affaire à un cupide, c’est en fait un vicieux. L’ambitieux peut cacher un cupide, le vicieux un ambitieux, etc., il suffit d’étudier ce qui a foiré à la première tentative de corruption et de rectifier le tir. Combien j’en ai vu s’asseoir sur leurs beaux principes dès lors qu’on leur faisait miroiter la seule chose qui leur manquait au monde. Personne ne résiste à ça. Le désir… La plupart du temps, c’est plus efficace que la menace. Une fois, j’ai eu affaire à un type, plus précisément à un couple, qui aurait fait n’importe quoi pour avoir un gosse, et…
La sonnerie du téléphone l’empêcha de terminer sa phrase. L’insulte à la bouche, il se leva pour décrocher. À l’autre bout du fil, Di Cicco trouvait à peine ses mots.
— … Vous n’avez pas fait ça, Manzoni ? Vous n’avez pas osé !
— Qu’est-ce que j’ai fait, encore ?
Téléphone en main, le G-man donnait des coups de pied dans un lit de camp pour réveiller son collègue. Par la fenêtre, il fixait une silhouette en bermuda beige et tee-shirt qui cherchait une adresse dans la rue des Favorites.
— C’est votre neveu que je vois, dehors ?
— Ben est déjà là ? J’arrive !
D’un geste délicieux, il raccrocha au nez de Di Cicco et se précipita dehors.
— Préviens le boss ! hurla Di Cicco à Caputo, qui passait du rêve au cauchemar en voyant Fred se jeter, au beau milieu de la rue, dans les bras de son neveu.
Benedetto D. Manzoni, dit Ben pour ses proches, ou « D » pour ses relations de travail, débarquait pour la première fois en Europe, impatient de retrouver son oncle après tant d’années. Un simple coup de fil lui avait suffi pour répondre à son appel.
— Bon voyage ?
— Un peu long, j’ai pas l’habitude.
— T’aurais pas un peu pris des joues, Ben ?
— Si. Les filles disent que ça me va bien.
De taille moyenne, les cheveux noirs, les yeux très bruns et ronds comme des billes, éternellement mal rasé, les mains vissées dans les poches, Ben traînait sa carcasse d’adolescent mal dégrossi sur le chemin de la trentaine. De tout temps, il avait incarné la forme la plus achevée de la décontraction, et aucun sens esthétique ne l’avait jamais emporté sur sa priorité absolue au confort. Dans ses célèbres bermudas beiges aux multiples poches, il faisait tenir l’essentiel de sa vie (ses papiers, quelques souvenirs, une trousse de survie) et dans ses vestes de treillis il gardait de quoi tenir un siège dans l’agrément et l’élévation de l’âme (un ou deux livres, quelques joints, un téléphone et un jeu vidéo). Fred, sans rien trouver de plus original à dire, le serra à nouveau dans ses bras, ému de revoir son neveu préféré, un Manzoni, avec sa tête de Manzoni, ses attitudes de Manzoni. Fred s’était toujours interrogé sur ce qui liait les oncles et les neveux, cette étrange affection dénuée de gravité, légère et pourtant forte, sans obligation, sans devoir. Avec son neveu, il pouvait faire preuve d’une fausse autorité qu’il admettait de voir chahutée ; Ben n’en avait jamais abusé.
Du coin de l’œil, l’oncle repéra les deux silhouettes penchées à la fenêtre du 9.
— On passe d’abord chez les Feds, on sera débarrassés.
Les voyant s’acheminer vers leur pavillon, Di Cicco et Caputo se laissèrent tomber dans des fauteuils, abasourdis, incapables de comprendre comment Blake avait réussi à les blouser.
— Si j’avais demandé la permission d’inviter mon neveu, vous me l’auriez donnée ?
— Jamais.
— Six ans qu’on ne s’était pas vus. C’est presque mon fils ! Il n’a plus de contact avec Cosa Nostra, vous le savez bien.
Après le procès qui avait décimé les rangs des cinq familles, tous ceux qui portaient le nom de Manzoni avaient été contraints de disparaître le plus loin possible sans prétendre au moindre dollar dans le plus petit secteur d’activité. Le repentir de son oncle avait coûté cher à Benedetto, il y avait perdu ses seuls amis, son honneur, son nom. Un mal pour un bien, lui avait-on dit, à l’époque, il allait désormais développer ses talents dans des affaires honnêtes. Le problème de Benedetto, hélas, était de n’avoir aucun talent qu’on puisse exercer dans une branche respectable.