Выбрать главу

— Manzoni, tout ça va mal finir, dit Caputo. Depuis qu’on est dans ce bled, on fait tout pour rattraper vos conneries. Déjà qu’on s’en sort plus avec vous quatre, il a fallu que vous en rameniez un cinquième.

— Il repart demain, je voulais juste le tenir dans mes bras. Vous devriez comprendre ça, Caputo, vous êtes italien.

Di Cicco arracha la page du fax qui venait de tomber : la fiche signalétique de Ben, qu’il lut à haute voix.

— Benedetto D. Manzoni, trente ans, fils de Chiara Chiavone et Ottavio Manzoni, le frère aîné de Giovanni Manzoni, décédé en 1982. Ce D., c’est pour Dario ? Delano ? Dante ? Daniel ? C’est quoi ?

Mille fois, on lui avait posé la question, mille fois il avait donné une réponse différente, jamais la bonne.

— Disgraziato ? essaya Caputo.

Devant les sarcasmes du FBI, Ben préféra retenir ses insultes.

— Après tout, on s’en fout, reprit Caputo. Aujourd’hui domicilié à Green Bay, Michigan, il s’occupe d’une petite salle de jeux vidéo.

— Une salle de jeux vidéo ? s’exclama Fred. Tu es le type qui donne des pièces pour les flippers ?

Ben se terra dans le silence de l’aveu. Si Giovanni Manzoni ne s’était pas mis à table, six ans plus tôt, son neveu aurait été aujourd’hui un des rois de la nuit new-yorkaise.

— Quand on vous dit que le crime ne paie pas, insista Caputo.

— Vous êtes venu pour quelle raison précise ? reprit Di Cicco. Et évitez-moi ces conneries de liens du sang, on n’est pas aussi cons que vous le pensez, Manzoni.

— Appelez-moi Blake, vous deux, c’est vous qui m’avez fait porter ce nom. Où est Quint ?

— À Paris. On vient de le prévenir de rentrer d’urgence.

— Je répondrai uniquement à ses questions.

D’un signe, il demanda à son neveu de le suivre dans l’escalier, et ils quittèrent le pavillon. Ben retourna un instant vers sa voiture de location, sortit du coffre un sac à dos, et rejoignit son oncle. Toujours aussi humiliés, ni Di Cicco ni Caputo ne se demandèrent ce que contenait le sac.

* * *

Travailler la polenta demandait une force musculaire peu commune. Dans un gigantesque fait-tout en cuivre, Ben tournait la farine de maïs à l’aide d’un rondin, jusqu’à ce que la pâte soit assez ferme pour qu’il puisse tenir debout de lui-même. Durant l’effort, il gardait un œil sur une casserole où crépitait un petit bouillon bien rouge mais pas encore assez épais. Maggie, un verre de vin à la main, accoudée au plan de travail, lui demandait des nouvelles du pays tout en le regardant cuisiner.

— Depuis que je vis à Green Bay, rares sont les occasions de retourner à Newark. Tous les six mois, peut-être, mais je ne m’y attarde pas.

En fait, il voulait dire que si on croisait sa silhouette dans le New Jersey, les anciens compagnons d’armes y auraient vu une provocation à laver dans le sang. Maggie avait beau le savoir, elle ne pouvait s’empêcher de s’enquérir de ses amies de toujours, elles-mêmes victimes du repentir de Giovanni ; la bombe qu’avait été le procès avait fait des ravages dans toute la sphère Manzoni.

— Barbara, ma meilleure amie, celle qui tenait la boutique de pulls, qu’est-ce qu’elle est devenue ?

— Barbara ? La petite brune qui te mettait ses seins sous le nez que ça en devenait indécent ?

— Ça c’est Amy. Barbara c’était la longue et fine, qui rigolait tout le temps.

— Après le procès, elle a réussi à obtenir le divorce. La boutique a été revendue à un marchand de donuts. Aux dernières nouvelles, elle vit avec un négociant en bière qui la traite comme un clebs.

Cette boutique de pulls lui avait été offerte par un porte-flingue de Gianni que Maggie avait présenté à Barbara. Inséparables, les deux jeunes femmes avaient vécu ces années-là comme leur âge d’or, une douce décadence qui semblait ne jamais devoir prendre fin. Avant le remords, Maggie avait connu le vertige. L’épouse de Gianni Manzoni ? Autant dire la First Lady de toute la région, celle qui ne retenait aucune table nulle part, celle qui élevait le shopping au rang d’art majeur, celle qu’on raccompagnait partout, tout le temps, celle dont les caprices ressemblaient à des ordres. Paradoxe : les femmes entre elles passaient leur temps à critiquer leurs hommes tout en respectant leur hiérarchie et certains de leurs codes. Si un des membres du clan se trouvait en disgrâce, sa femme ou sa compagne prenait elle-même ses distances avec les copines en attendant la fin de la quarantaine. Mais comment supporter de vivre en dehors du clan ? Les soirées entre amis, les week-ends à Atlantic City, les vacances à Miami, inséparables, parenti stretti, parents proches, soudés. Du jour au lendemain, l’amour, l’amitié, le respect, s’étaient transformés en consternation, puis en haine pure envers Gianni et Livia.

Plutôt que de réagir au triste sort de son amie d’enfance, Maggie ponctua son silence d’une gorgée de chianti. De retour du lycée, les enfants créèrent une diversion au moment opportun.

— D ! hurla Warren en se jetant dans les bras de son cousin.

— Tu te souviens de moi ? T’étais plus petit que ce tabouret !

— Il a une mémoire qui parfois m’inquiète, dit Maggie. Il se rappelle même le jour où il faisait du trampoline sur une banquette et qu’il est tombé sur un plateau de verres vides, et que c’est son cousin Ben qui a enlevé les bouts de verre de son ventre, un par un, en attendant le Samu.

— Comment oublier ça ? dit Warren.

— Tu devais à peine avoir trois ans, ajouta Ben. C’était au mariage de Paulie et Linnet.

La noce avait été un de leurs plus beaux souvenirs, avant de devenir le pire, après le témoignage de Gianni, qui avait envoyé Paulie en prison pour dix-sept ans, sans sursis. Linnet s’était mise à boire depuis.

— Je me disais bien que ça sentait la polenta, dit Belle en entrant dans la cuisine. Je reconnaîtrais cette odeur entre mille.

— Belle ? C’est toi, Belle ? fit Ben, terrassé par l’apparition de sa cousine.

Il lui prit les mains, lui ouvrit les bras pour la contempler de pied en cap, et la serra contre lui avec une infinie délicatesse, comme s’il avait peur de l’abîmer.

— Les Français ne réalisent sans doute pas la chance qu’ils ont de t’avoir. Je me souviens quand ton père t’emmenait au restaurant de Beccegato. Tu entrais dans la grande salle et tout le monde se taisait, ça manquait jamais. Et nous, dix grands cons à table, on essayait de bien se tenir devant une môme de huit ans.

En bas, dans la buanderie, Fred posait un plein bol d’eau fraîche devant la chienne aux yeux encore voilés de sommeil.

— À quoi rêvent les chiens ? lui demanda-t-il en lui caressant les flancs.

Malavita émergea de sa couverture pour se désaltérer puis se coucha sur le dos, le ventre offert aux caresses de son maître. Pour dormir autant, il ne pouvait s’agir que du mal du pays, se dit Fred en la regardant, alanguie. La chienne devait se rêver sur sa terre d’origine, le bush australien, là où la raison d’être de sa race prenait tout son sens, là où les sols sont arides et les nuits glaciales, là où la mère de la mère de sa mère courait après les bêtes et protégeait le troupeau. Malavita avait gardé un physique taillé pour cette vie-là, tout en muscles et tendons, un poitrail en acier, un poil ras d’un noir cendré, de fines oreilles pointues et dressées, prêtes à capter le moindre signe de la nature. Comment ne pas se réfugier dans le sommeil quand on ne peut plus obéir à son instinct, quand on se sent étranger à tout ce qui nous entoure ? Fred connaissait bien cette douleur et ne la souhaitait à personne, pas même à un chien. Il était bien le seul à se représenter combien Malavita se sentait inutile et inhibée, déplacée dans un bocage normand qu’elle refusait même de connaître. Fred lui donnait raison sur toute la ligne, comment la blâmer ? Il s’agenouilla pour l’embrasser sur le museau, elle se laissa faire, immobile. Il éteignit la lumière et remonta vers les autres.