— Tout ce dont je me souviens, c’est de ta polenta aux écrevisses, dit Belle en trempant un bout de pain dans la sauce. D’ailleurs pourquoi faut-il que la polenta s’accompagne toujours de sauces compliquées ? Les crustacés, les saucisses au foie de porc, les moineaux…
— Des moineaux ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda Warren.
— Ta sœur a raison, fit Ben. La polenta n’a pas beaucoup de goût en soi, il faut la relever par une sauce qui en a, c’est l’occasion de faire des trouvailles. Il m’est arrivé de tuer les moineaux du jardin avec une carabine à plomb et de les cuisiner. Belle avait fini par le savoir et avait fondu en larmes.
— T’as fait pleurer ma fille, salaud ? dit Fred en déboulant dans la conversation. Quand est-ce qu’on passe à table ?
Ben entourait sa polenta d’un cérémonial auquel tenaient les anciens. On la partageait comme un plat réconciliateur, garant de l’unité familiale. On lui accordait cette solennité parce qu’on la dégustait dans la scifa, un long plat commun, en bois, rectangulaire, dans lequel chacun pouvait manger directement à la cuillère. Ben maîtrisait une succession de gestes rapides : verser la polenta le long de la scifa avant qu’elle ne durcisse, tracer des rigoles dans la pâte pour y verser la sauce, placer la viande au milieu, et la suite devenait ludique. Chaque convive, muni de sa cuillère, mangeait sa part en creusant un arc de cercle pour parvenir à la viande, le plus gourmand se servait donc en premier. Belle et Warren, peu curieux de la farine de maïs, ni même des écrevisses, adoraient le rite de la polenta, loin d’imaginer que pour les gangsters du comté de New York il avait pris une importance symbolique. Quand une guerre des gangs se profilait, que le sang allait parler, on trouvait toujours le temps d’en discuter autour d’une scifa où chacun des participants creusait sa part en veillant bien à ne pas mordre sur celle du voisin. Une façon élégante de marquer son territoire en signant un pacte de non-ingérence. Tous faisaient en sorte d’arriver ni trop tôt ni trop tard à la viande, et de se la partager en bonne intelligence, comme s’il s’agissait d’un butin. Pas besoin d’échanger le moindre mot, encore moins de faire des mises au point, l’essentiel était dit et faisait office de parole donnée.
La tête pleine de toutes ces images du passé, Fred plongea comme les autres sa cuillère dans la pâte, mais sans le moindre appétit.
Excités par la présence du cousin américain, Belle et Warren tardaient à se coucher, si bien que Maggie dut intervenir, puis Fred, en dernier recours. Ils burent tous trois un limoncello fait maison qui entretint le feu de leur conversation jusqu’à une heure avancée. En évitant le sujet pénible — les retombées du procès, encore et toujours —, ils se racontèrent leur vie quotidienne dans le moindre détail, anecdotes à l’appui, sans sombrer dans une nostalgie qui aurait jeté une ombre sur leurs retrouvailles. Et puis, tout à coup, en regardant l’heure, Fred proposa à Ben d’aller « écouter les crapauds partouzer ».
— … Quoi ?
— Ton oncle, dit Maggie, a découvert à dix kilomètres d’ici un grand lac boueux où l’on entend, le soir, un incroyable concert de crapauds et de grenouilles, on ne sait pas si ce sont des plaintes, des râles, ça fait un raffut pas possible.
— C’est une partouze, je te dis, sinon quoi d’autre à une heure pareille ?
— Tu peux circuler comme tu veux ? demanda Ben en désignant par-dessus son épaule le pavillon des fédéraux.
— Penses-tu ! ils font du vingt-quatre heures par jour. La nuit, je vois leur veilleuse allumée, pendant que l’un dort, l’autre regarde la télé ou téléphone à sa femme en me traitant de tous les noms, comme si je les avais obligés à venir.
— Ce soir, ils ne vous laisseront pas sortir, ils sont furieux depuis l’arrivée de Ben.
C’était sans doute la phrase qu’attendait Fred pour s’approcher de sa femme et l’enlacer, lui faire des niches dans le cou, lui assurer qu’elle était la femme de sa vie.
— J’espère que tu ne crois pas que je vais accepter ce que tu penses me faire faire…
— S’il te plaît, Maggie…
— Va te faire foutre.
— J’ai besoin de rester seul avec mon neveu, supplia-t-il en français. Fais-leur le coup de la bonne cuisine à l’huile d’olive de la mamma, pour une fois que ça me rendrait service.
Ben s’éloigna pour les laisser seuls.
— Depuis qu’on est en France, je n’ai pu parler de mes anciennes affaires à personne. Ben va me raconter tout ce qui s’est passé après notre départ, ce que le FBI me cache. Devant toi, il ne dira rien, tu le sais, Livia.
— Allez bavarder dans la véranda, ou dans la buanderie.
— Ici, je sens la présence des deux crétins en face qui nous épient, ça m’obsède, parfois j’ai même l’impression qu’ils ont posé des micros et qu’ils nous écoutent.
Elle se laissa guider vers le réfrigérateur, que Fred ouvrit sans freiner sa logorrhée.
— Tu sais leur parler, toi, ils te mangent dans la main. Plus ils me trouvent mauvais, plus ils te trouvent bonne, tu es la seule femme qui s’occupe d’eux sur le continent.
Malgré la mauvaise foi de son mari, Maggie sentait peu à peu sa volonté vaciller en imaginant les deux G-men, seuls, isolés, par la faute des Manzoni.
— Profites-en pour nous débarrasser des restes, les aubergines au vinaigre balsamique qui sont là depuis trois jours, la croûte du parmesan, les sfogliatelle qui s’émiettent et, surtout, le reste de polenta, on n’en mange jamais deux fois dans la même semaine, c’est la règle.
— Quand j’avais vingt ans et que j’étais amoureuse de toi, tu pouvais m’avoir avec ce genre de conneries. Pourquoi je me laisserais faire aujourd’hui ?
— On sera partis juste une heure.
Si on lui avait posé la question, Maggie aurait répondu qu’elle n’aimait plus son mari depuis bien longtemps. Elle aurait cru bon d’ajouter qu’il lui arrivait souvent de s’imaginer revivre seule. Toutefois, elle ne s’expliquait pas comment il parvenait encore à l’amuser autant, pas plus qu’elle ne comprenait ce curieux phénomène de manque quand il s’éloignait de la maison.
Son panier à la main, elle traversa la rue en faisant un signe à Caputo, pendant que Fred et Ben faisaient le mur en montant sur le container de butane et en sautant dans le sentier de mauvaise herbe qui les séparait du pavillon voisin. Ils rejoignirent la voiture de Ben, que Fred poussa en roue libre jusqu’à l’intersection de la rue des Favorites et de l’avenue Jean-de-Saumur. Deux minutes plus tard, ils longeaient une forêt que la pleine lune éclairait.
Fred avait piaffé d’impatience à l’idée de se retrouver seul avec Ben afin de lui faire subir un interrogatoire en règle. Qu’étaient-ils devenus, tous, amis et parents, collègues, voisins, confrères, cousins et tous les autres ? Il prétendit à nouveau ne pas pouvoir se fier aux comptes rendus toujours orientés du FBI et demanda des nouvelles de ceux et celles qui lui manquaient le plus, y compris ses maîtresses. Les réponses laissaient peu d’ambiguïté : le temps n’avait rien cicatrisé. Au contraire, la mafia était lente à panser ses plaies, et se sentir si affaiblie la mettait dans l’état de rage d’un animal blessé. En faisant comparaître un ponte comme Giovanni Manzoni, le gouvernement avait réussi à fissurer l’autorité suprême de la Cosa Nostra et à encourager tous ceux qui le désiraient à balancer à leur tour et s’offrir une seconde vie. Or, tant que Giovanni Manzoni vivrait, la tentation serait grande. Encore un ou deux procès de l’envergure de celui-là et la gangrène venue de Sicile mourrait elle-même de la gangrène.