— Arrête-toi là, on fait le reste à pied.
Ben gara la voiture près d’un fossé, sortit du coffre son sac à dos, et suivit son oncle qui coupait à travers champs jusqu’à l’usine Carteix, dont on devinait les contours dans la nuit bleutée. Avec une infinie prudence, Ben vida le contenu du sac à dos à l’entrée du parking des livraisons ; une trentaine de bâtons de dynamite tombèrent au sol comme un jeu de mikado.
— T’as vu un peu grand, fit Fred.
— C’est ta description. À t’entendre, on aurait dit la General Motors.
Ben avait tâté de tout, du TNT, du plastic, du Selpex, tous dérivés de la nitroglycérine, mais rien ne valait ce qu’il considérait comme sa forme la plus aboutie : la dynamite.
— On devrait décerner un prix au type qui a inventé un truc pareil.
Il avait beau vanter ses qualités de maniabilité et de stabilité à grand renfort de théorèmes de chimie, on retrouvait, derrière son sérieux et son recueillement, la nostalgie de l’enfant qui ne s’était jamais lassé de jouer aux pétards. Le matin même, à peine avait-il posé le pied sur un continent inconnu, Ben avait loué une voiture à l’aéroport de Roissy et rejoint Paris pour y faire ses courses dans des magasins de bricolage et de fournitures automobiles. L’après-midi durant, avant de s’atteler à la polenta, il avait, sous les yeux de son oncle, « cuisiné », selon son propre terme, une pâte de nitroglycérine dans la buanderie du pavillon des Blake. Dans trois récipients posés sur de la glace, il avait fait ses mélanges d’acide sulfurique et nitrique, puis de bicarbonate de sodium, en surveillant du coin de l’œil un thermomètre plongé dans la préparation.
— Il fait un peu chaud dans ta pièce, Tonton.
— C’est gênant ?
— Si on passe les 25°, il ne restera plus rien, ni de nous, ni de la maison, ni des Feds, ni du quartier.
Sans se départir de son ricanement d’affranchi, Fred avait senti monter en lui une bouffée de chaleur assez intense pour rayer la rue des Favorites de la carte de Cholong. Au compte-gouttes, Ben avait ajouté la glycérine et avait attendu que la matière remonte à la surface pour la transvaser dans un autre bac. Puis il avait vérifié au papier pH, qui avait gardé sa belle couleur bleu roi. Ensuite il avait solidifié la pâte en la mélangeant, entre autres, à de la sciure de bois, l’avait enroulée dans des feuilles de carton et avait planté une mèche dans chaque bâton. Sur les coups de 17 heures, un peu avant l’arrivée des trois autres Blake, Ben avait placé dans une vieille boîte à biscuits une quantité de dynamite suffisante pour creuser un second tunnel sous la Manche. À la suite de quoi il avait pu se défouler sur la préparation de la polenta, la faire bouillir, en mettre plein les murs et la battre comme plâtre jusqu’à épuisement des bras.
Au pied du pilier nord de l’usine, il grimpa sur la gigantesque bouche d’évacuation qui s’enfonçait droit dans l’Avre et sautilla une ou deux fois sur place pour en éprouver la solidité. Il alla ensuite rejoindre son oncle, qui venait de forcer la porte de communication entre le local de réception des matériaux et le bâtiment principal. Après une visite à la lampe torche afin de s’assurer qu’aucun individu ne s’y était attardé, ils firent, pour obéir à un vieux réflexe, un tour d’inspection des installations et ne trouvèrent que des containers pleins d’on ne sait trop quoi, des cuves de toutes formes, des appareillages en fonte, rien que de l’intransportable, de l’invendable, du décourageant. Ils ressortirent pour se mettre à l’ouvrage et Ben passa à une phase non moins intéressante de sa tâche : déterminer les emplacements stratégiques où placer sa camelote. Son sixième sens s’exprimait là, dans cette intuition qui lui garantissait un travail rapide et efficace, de façon à obtenir tantôt un affaissement tantôt une explosion.
— Dis, Tonton, tu aurais envie de quoi ? Le genre château de cartes qui s’écroule ou le big bang ?
Fred se demanda si ce soir, en rase campagne et en pleine nuit, il avait vraiment besoin de discrétion.
— Fais-nous quelque chose de beau comme le bouquet final du feu d’artifice de Coney Island.
Le neveu ne put s’empêcher de ricaner mais prit le souhait de Fred très au sérieux. S’il n’avait pas choisi le gangstérisme, Ben serait sans doute devenu un de ces artistes démolisseurs qui font disparaître des buildings dans un fin nuage de poussière. Le dernier bâtiment qu’il avait réduit en miettes, sur ordre et en présence de son oncle, avait été le chantier presque terminé d’un parking extérieur de huit cents places sur trois étages. La nuit avait été longue et pénible mais ceux qui étaient présents en avaient gardé, avec le temps, un bon souvenir. Aujourd’hui, à l’endroit précis du sinistre, se dressait un petit building en verre qui abritait les activités de la firme Parker, Sampiero & Rosati, Import/Export.
Prêt à suivre les consignes de son neveu, Fred le regardait faire avec l’admiration qu’il portait aux spécialistes en tout genre. À l’époque, en vue de former une équipe encore plus performante que ses concurrents, il avait réussi à s’entourer d’orfèvres inégalés dans leur partie. Il fallait faire avouer un type jusqu’à ce qu’il dénonce père et mère ? Kowalski s’en chargeait. On l’avait vu écraser des orteils à coups de marteau, un par un, sans toucher le suivant — un artiste. On avait besoin d’un tireur d’élite ? d’un hitman ? Sniper décoré lors d’une guerre qu’il n’évoquait jamais, Franck Rosello répondait présent. Son titre de gloire restait ce fameux tir qui fit exploser la tête d’un repenti dans le fourgon qui le conduisait au palais de justice. Et même si Rosello ne produisait jamais deux tirs identiques, Fred, le jour de son procès, avait fait tout le parcours à plat ventre à même le plancher du fourgon. Pour entrer dans la Dream Team de Manzoni, il fallait exceller dans un domaine spécialisé : dépistage de micros, conduite en état d’urgence, défouraillage de masse, etc. Aujourd’hui, Fred avait fait appel à son cher neveu pour un maniement de la dynamite qui lui avait valu sa place dans l’équipe et, par la même occasion, ce D désormais indissociable de son nom.
— Maintenant que nous sommes seuls, dis-moi, Ben…
— Te dire quoi ?
— Que, faute de me pardonner, les nôtres ont compris pourquoi j’avais parlé.
Ben redoutait cette conversation, et par-dessus tout il redoutait d’avoir à se charger d’une cruelle mise au point. Il ne s’expliquait pas une question aussi naïve, comme chargée d’espoir. Gianni Manzoni, son héros, avait prononcé le mot « pardonner ». Pardonner ! Dieu, qu’il était loin du compte. Il fallait lui faire comprendre une bonne fois pour toutes que, quoi qu’il arrive, le retour des Manzoni au pays demeurerait hors de question.
— Je ne veux pas te faire de peine, Zio Giova, mais tu es tranquille, ici. Les enfants grandissent, la maison est jolie, et t’es même devenu écrivain.
Ben, lui-même exilé, pouvait imaginer la terrible nostalgie qui étreignait le cœur de son oncle.
— Tu ne rentreras jamais au pays, fais-toi à cette idée. Il faudra attendre trois ou quatre générations après la mort de Don Mimino pour que soit oublié le nom de Manzoni. Mais d’ici là, tant qu’il restera un seul sbire à qui il a donné un job, rendu un service, fourni un toit, dont il a gâté les enfants, ce type-là videra son chargeur sur ta tempe sans la plus petite hésitation. Tu es devenu un fantasme, Zio, plus encore que la récompense, c’est le titre honorifique qui fait crever les jeunes d’envie de te buter. Tu imagines le trophée ? L’homme qui a eu la peau de Giovanni Manzoni, ennemi public n° 1 de tous les affranchis d’Amérique. Le reste de sa vie, il sera devenu une légende, et la génération à venir lui baisera les mains.