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Celui qui boite a un père mécanicien qui travaille dans le garage du père de celui de la troisième C qui va se faire virer. Le capitaine de l’équipe de basket est prêt à n’importe quoi pour avoir une meilleure note en maths, il est copain avec le grand mec de seconde A3 qui est amoureux de la déléguée de classe. La déléguée de classe est la meilleure copine de la sœur de ce fils de pute qui m’a tapé mon billet de dix, et son acolyte a une trouille bleue du prof de travaux manuels, qui est marié à la fille du patron de la boîte où son père travaille. Les quatre types de terminale B toujours fourrés ensemble organisent le spectacle de fin d’année, ils ont besoin du matériel sono de celui qui boite, le plus petit est bon en maths, et c’est l’ennemi mortel du grand con qui m’a tapé dessus.

Le problème semblait résolu, du moins dans sa logique, avant l’arrivée du dessert. Belle n’avait cessé de lui faire des confidences.

* * *

Toujours installée en terrasse, plongée dans son guide, Maggie commandait un second café.

Le tympan s’orne de tableaux de la vie de la Vierge et du martyre de sainte Cécile qui fut décapitée à Rome en 232. Les lourdes portes en bois sculpté représentent les quatre saisons et leurs travaux des champs. Le porche est surmonté d’une tour à double couronne qui se termine en pinacles.

Il lui aurait suffi de se lever et de se diriger vers l’église dont elle connaissait déjà le descriptif complet, pénétrer dans la nef, affronter le Christ en croix, lui parler, se recueillir, prier, toutes choses qu’elle faisait avant de rencontrer Frederick, du temps où il s’appelait encore Giovanni. Après s’être unie à lui, plus question de lever les yeux vers un crucifix ou d’approcher un lieu saint. En embrassant Giovanni à pleine bouche, elle avait craché sur le Christ. En disant oui à l’homme de sa vie, elle avait insulté son Dieu, et son Dieu avait la réputation de ne rien oublier et d’aimer faire payer.

« Tu sais, Giovanni, quand il fait très chaud, en été, j’aime dormir sous une petite couverture, lui disait-elle souvent. On pense ne pas en avoir besoin, mais on ne peut pas s’en passer, elle nous protège durant la nuit. Eh bien, croire en Dieu, pour moi, c’était cette petite couverture. Et tu m’en as privée. »

Vingt ans plus tard, la tentation de rétablir le dialogue et de négocier avec Dieu se faisait rare. Elle ne savait plus très bien si c’était elle qui avait changé, ou bien le Très-Haut. À la longue, elle avait fini par ne plus avoir besoin de sa petite couverture.

* * *

Dans une remise en béton attenante au stade, Mme Barbet, professeur d’éducation physique de la classe de Belle, cherchait dans les stocks de quoi vêtir la nouvelle.

— On ne m’a pas prévenue que je devais apporter mes affaires de gym.

— Tu ne pouvais pas savoir. Tiens, essaie ça.

Un short de garçon bleu marine que Belle ajusta en nouant serré le cordon. Elle garda ses baskets, le même modèle de running shoes qu’elle portait déjà à Newark, et enfila un maillot jaune citron marqué du chiffre 4.

— Il m’arrive aux genoux…

— J’ai pas plus petit.

Malgré ses efforts, Belle ne put empêcher son soutien-gorge en coton rouge d’apparaître sous les bretelles du maillot. Elle hésita à rejoindre les autres.

— On est entre filles, dit Mme Barbet sans y attacher plus d’importance.

Belle la suivit sur le terrain de basket où les élèves s’entraînaient déjà, impatientes de voir une Américaine à l’œuvre. On lui lança le ballon, elle le frappa deux ou trois fois au sol, comme elle l’avait vu faire, et le passa à sa plus proche coéquipière. Belle ne s’était jamais intéressée au sport et connaissait à peine les règles du basket. D’où tenait-elle alors cette grâce de championne, cette aisance dans les situations nouvelles, ce don naturel pour des gestes encore inconnus ? Cette désinvolture avec laquelle elle s’appropriait des vêtements qui ne lui allaient pas pour les tourner à son avantage ? Cette décontraction qui aurait demandé tant d’efforts à une autre ? Mal fagotée, au bord du ridicule, superbe, Belle se retrouva au centre du jeu.

Quatre joueurs de tennis, au loin, ne s’y trompèrent pas. Ils interrompirent leur match pour venir s’agripper au grillage et suivre des yeux la danse d’un soutien-gorge rouge qui ondulait avec innocence à chaque mouvement de Belle.

* * *

À bientôt 16 heures, il n’était plus question pour Frederick de quitter sa robe de chambre. Elle n’était plus le symbole de sa résignation mais sa nouvelle tenue de travail. Il avait désormais le droit de s’exhiber en toute impunité, débraillé, mal rasé, de traîner en savates toute la journée, et de se permettre une foule d’autres écarts qui restaient à découvrir. Il fit quelques pas dans le jardin en prenant des allures de Roi-Soleil, se laissa guider par un bruit de sécateur derrière une haie mitoyenne, et aperçut la silhouette d’un voisin qui taillait ses rosiers. Ils se serrèrent la main par-dessus le grillage et s’étudièrent un moment du regard.

— Les rosiers, faut tout le temps s’en occuper, dit l’homme, pour meubler un silence qui s’installait.

Frederick ne sut quoi répondre sinon :

— Nous sommes américains et nous avons emménagé hier.

— … Américains ?

— C’est une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

— Vous avez choisi la France ?

— Ma famille et moi, nous voyageons beaucoup, à cause de mon métier.

Voilà où Frederick voulait en venir depuis le début, il s’était aventuré dans le jardin à seule fin de prononcer un mot, un seul. Depuis la découverte de la Brother 900, il lui tardait de présenter au monde son nouveau personnage de Frederick Blake.

— C’est quoi, votre métier ?

— Je suis écrivain.

— … Écrivain ?

La seconde qui suivit fut délicieuse.

— C’est passionnant, ça, écrivain… plutôt des romans ?

Fred avait anticipé la question :

— Oh non, peut-être plus tard, pour l’instant j’écris sur l’Histoire. On m’a commandé un bouquin sur le Débarquement, raison de ma présence ici.

Tout en parlant, il prenait une pose de trois quarts, le coude posé sur un piquet, le regard faussement humble, grisé par un rôle qui lui donnait, seconde après seconde, un statut. En se présentant comme écrivain, Frederick Blake pensait avoir résolu tous les problèmes. Mais oui, un écrivain, ça tombait sous le sens, comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? À Cagnes par exemple, ou même à Paris. Quintiliani en personne allait trouver l’idée brillante.

Le voisin chercha des yeux sa femme afin de lui présenter leur nouveau voisin écrivain.

— Ah, ce Débarquement… Est-ce qu’on se lassera un jour de raconter ces journées-là ? Nous, à Cholong, on est un peu loin du théâtre des opérations.

— Ce bouquin sera une sorte d’hommage à nos Marines, dit Fred pour écourter la conversation. Et puis, j’y pense, ma femme et moi allons organiser un barbecue, pour lier connaissance, faites passer le mot aux gens du quartier.

— Des Marines ? Je pensais que seuls les GI avaient débarqué ?

— … J’aimerais parler de tous les corps d’armée, à commencer par la flotte. Bon, vous n’oubliez pas, pour le barbecue, hein ?

— Vous allez sans doute consacrer un chapitre à l’opération Overlord ?

— … ?

— On comptait quelque chose comme sept cents vaisseaux de guerre, non ?

— Un vendredi, ce serait parfait, celui de la semaine prochaine, ou celle d’après, je compte sur vous.

En filant vers la véranda, Fred se mit à regretter de ne pas écrire de romans.