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Tom Quint tenait plus que tous les autres à prouver que j’avais survécu aux représailles de LCN. Il était le grand gagnant de toute cette affaire : il s’était débarrassé en une demi-journée d’une élite qui sévissait dans tous les secteurs du crime organisé. Il avait rendu célèbre le plan Witsec dans le monde entier, prouvé son efficacité, et préservé la vie d’un repenti avec une férocité de pitbull. Des dizaines de mafieux téléphonaient déjà de tous les États d’Amérique pour demander à témoigner. Le couronnement de sa carrière, à Tom. Mais il fallait, pour le bon déroulement des opérations, que j’accepte de me montrer devant les caméras.

Et moi, j’avais envie de tous les envoyer paître. On venait de m’autoriser à retrouver ma famille dans un sous-sol de la mairie, aucune envie qu’on me jette en pâture à un milliard de spectateurs. Je ne supportais plus l’idée de déclencher de la colère et du dégoût chez tous ces gens que je ne connaissais pas. Le plus tordu, c’est que j’inspirais un tas d’autres sentiments : de la curiosité, passe encore, mais de la sympathie ? De la compassion ! Et, bien sûr, tout un dégradé allant de l’indignation à la haine pure. Mais jamais, jamais de l’indifférence. Et ça me manquait, maintenant, l’indifférence. Je savais déjà comment mon petit sketch télévisé se déroulerait : des centaines de millions d’individus allaient me bombarder d’ondes négatives et de mauvaises vibrations (j’y crois, à ces trucs-là). Toute cette haine d’un coup, j’avais peur d’en garder des séquelles.

— Vous n’avez pas le choix, m’a dit Tom, sinon on nous lynche tous les deux. Qu’on en finisse, la journée a été longue. Ensuite, je vous paie un verre.

Je lui ai demandé si on pouvait pas éviter ça, trouver un moyen. Il a éclaté de rire et m’a escorté jusqu’aux caméras. Si vous voulez vous faire une idée précise du tableau, ça ressemblait à une petite tribune avec des micros, une centaine de journalistes, et le monde entier qui regarde.

— Faut y aller, Fred.

— Vous êtes sûr ?

Autrement dit : vous êtes sûr de vouloir montrer cette canaille racornie de Giovanni Manzoni ? Épuisé par l’existence en général et la bataille que je venais de livrer en particulier ? J’allais réveiller des réflexes haineux partout sur terre. L’humanité allait me maudire à voix haute et dans toutes les langues, cracher par terre, proférer des menaces, me montrer du doigt aux enfants. D’est en ouest, du nord au sud, dans les ports et dans les terres, dans les déserts et dans les mégapoles, chez les riches et chez les pauvres. Le monde n’avait pas besoin de ça. Il avait même besoin du contraire, le monde.

C’est là que l’idée m’est venue.

Belle, ma merveille, mon diamant.

Je serai peut-être un écrivain quand je saurai décrire avec des mots le regard de ma fille. Mais qui en serait capable ?

Elle a tout de suite dit oui quand je lui ai demandé d’aller se montrer à ma place. Pas compris pourquoi mais on avait tous à y gagner. Son visage s’est éclairé avant même d’entrer dans le halo des spots. Cette lumière intérieure, les gens l’ont vue. La paix qu’elle avait dans le cœur, les gens l’ont sentie. Chaque mot qui sortait de sa bouche sonnait comme la vérité elle-même. Quand elle souriait, chaque individu pensait que c’était pour lui seul. Belle, c’est un miracle. Une madone comme elle, c’est fait pour apparaître.

Elle a donné de bonnes nouvelles de sa famille et surtout de son papa. Comme si elle rassurait les cinq continents sur mon sort. Pendant une minute, Belle a été la fille la plus célèbre, la plus regardée du monde. Elle a même quitté la tribune encore plus rayonnante qu’avant. Elle leur a fait un petit geste de la main qui promettait de revenir.

* * *

Et puis la nuit est tombée sur So Long et tout est rentré dans l’ordre. Après cette journée de dingues, les habitants ont regagné leur lit, les camions de matériel ont commencé à remballer, même les flics se sont faits discrets en attendant les ordres. Au 9 de la rue des Favorites, dans le pavillon des fédéraux, Tom avait installé ma petite famille sur des lits de camp. Ses lieutenants, armés chacun d’un fusil à pompe, veillaient dans le salon, et Tom et moi, accoudés à la fenêtre, on se descendait le bourbon dont on avait rêvé toute la journée.

Malavita cherchait le sommeil, près de la chaudière, au sous-sol. Emmaillotée dans des mètres de gaze. Elle aussi était pressée d’en finir avec cette putain de journée. Vu l’état dans lequel on l’a retrouvée. Comment faire subir ça à un chien ? En la voyant comme ça, j’ai eu envie de m’occuper d’elle, de veiller sur sa convalescence, de la promener en forêt, de jouer avec dans le jardin, de lui apprendre des tours, de la laisser libre d’aller et venir, de lui redonner le goût de la vie. J’ai eu l’impression qu’elle était d’accord.

Mais avant, elle avait une affaire à régler, le plus vite possible. Et c’est ce qui s’est passé, cette nuit-là, pendant que tout le monde avait sombré dans le sommeil. La vendetta est un plat qui se mange froid, on dit. Mais pas pour elle. Ça lui est même tombé tout cuit dans le bec.

Elle a ouvert l’œil en entendant un grincement par le soupirail. Elle a senti une présence. Elle a vu une silhouette dans le noir. Le visiteur ne se doutait pas que la chienne se tenait là, dans l’ombre. Vivante. À l’odeur ou à l’instinct, elle l’a reconnu. Comment elle aurait pu oublier ? On n’oublie pas. On ne pardonne jamais. C’est faux, tout ce qu’on raconte là-dessus.

Dans la pénombre, Matt a repéré les escaliers qui devaient le conduire jusqu’à moi. Il était prêt à mourir pour m’étriper. Et venger l’honneur de sa famille et de tous les affranchis du monde. La loi du silence allait finir par avoir le dernier mot.

Il a dû se figer en entendant le grognement. Un putain de chien ? Eh oui, ce putain de chien qu’il avait roué de coups l’après-midi même. Un chien dont il ne connaissait pas même le nom.

Malavita.

Un des nombreux noms que les Siciliens ont donné à la mafia. La malavita, la mauvaise vie. J’ai toujours trouvé que c’était bien plus mélodieux que “mafia”, “onorevole società”, “la pieuvre”, ou la “cosa nostra”. La malavita.

Si on m’avait interdit de faire allusion à ma société secrète, sous quelque appellation que ce soit, j’avais encore le droit d’appeler ma chienne comme je voulais et de claironner son nom partout. Nostalgie.

D’après l’état du corps le lendemain, on a su que Malavita avait sauté à la gorge de Matt et la lui avait arrachée d’un coup de mâchoires. Je suis prêt à parier qu’après ça elle était retournée se blottir contre la chaudière pour s’endormir. Réconciliée avec l’existence.

Epilogue

Dans la petite ville de Baldenwihr, en Alsace, une famille d’Américains, les Brown, s’installait dans une maison à l’abandon.

À peine arrivé, Bill, le père, repéra une petite cahute au fond du jardin et décida d’y installer son bureau.