On continue à pas moufter. Le silence, tu sais, on a rien trouvé de plus éloquent dans les cas graves. Regarde, pour exprimer l’émotion intense, on s’en farcit une minute, tous en chœur, devant les catafalques ou les mausolées. C’est bien la preuve, non ?
Et voici enfin qu’il se passe quelque chose.
D’époustahurissant.
Tellement inattendu. Tellement saugrenu.
Un cortège de gens radinent sur le pont servant d’aire (j’allais dire d’atterrissage, par manie) d’apontage.
Et quel cortège…
L’on dirait des pénitents. Ils sont drapés chacun dans un drap de lit et coiffés d’un bas noir. Ils tiennent une valoche à la main et s’annoncent par petits paquets plus ou moins isolés : trois-quatre… cinq-six… Silencieux. Des fantômes !
Quelqu’un me pose une question qui pue l’ail.
— Qu’est-ce c’est qu’ c’t’ mascarade ?
Béru.
— Mystère entier, mister Béru.
J’ai chuchoté.
— On tente un petit coup d’à-l’œil, gars ? J’ai ma seringue dans la poche de mon calbute.
— T’aurais bonne mine, contre cette artillerie. De quoi déclencher un petit Pearl Harbour.
— À rebours ou pas, les perles que j’y distribuerais poinçonneraient leurs tickets, espère. Tiens, je me fais les troupiers de gauche, à toi ceux de droite.
— Je te dis qu’on causerait une hécatombe ! T’as pas de D.C.A. pour traiter ceux d’en haut, si ?
— Alors on va jouer aux bras croisés ?
— Que pouvons-nous ?
Les gars déguisés en fantômes continuent de radiner. Ils forment toute une troupe sur le pont. S’y groupent sagement.
— T’as remarqué quèque chose ? chuchote le Majestueux.
— Quoi donc ?
— Ils ont tous une espèce de médaille, la même, accrochée autour du cou.
— Exact…
— J’aime mieux pas regarder, grommelle Alexandre-Benoît. Rester pique-plante, comme on dit à Saint-Locdu, pendant que tout ça s’opère, c’t’ au-dessus de mes forces.
Et il s’écarte de moi, lentement. Disparaît à reculons dans la foule.
D’autres types à drap de lit et à bas noir arrivent encore. Des isolés… Un de-ci, un autre de-là… Toujours sa valoche à la main. Une seule. Probable que c’est prévu à l’avance, strict. Et pas des grosses valtouzes. Des petites qu’on devine lourdingues. Comme celles qui garnissaient le hall de l’aéroport de Genève, en mai 68. Les gnards qui se pointaient de France. L’air dégagé. Avec seulement en pogne une mignonne samsonite pesant 80 kilos.
L’homme qui, naguère, a filé son coup de sirène à bouche, ressort de son coucou. Il s’approche des fantômes. Il les biche par leur médaille. Les compte du doigt. Puis les sépare afin de constituer quatre divisions distinctes. Ayant mentalement compté en même temps que le cagoulard, j’arrive à un total de 22 personnes.
Ça doit pas être le blod du mec, car il refait son calcul, puis se met à regarder en direction de l’escadrin, comme quand on attend un retardataire.
Un nouveau fantôme surgit. Qui accourt. La médaille ballante.
Le chef de l’expédition a constitué trois groupes de 6, plus un de 5. Soit un total de 23 personnes. Il attend encore…
Plus personne ne venant, il désigne son zinc à l’un des groupes et les guignols déguisés en fantômes montent à bord de son hélicoptère. Lorsqu’ils s’y sont installés, le chef fait un geste, et ses quatre sbires montent à leur tour dans le super-frelon dont parlait le monsieur de tout à l’heure que je sais seulement plus lequel de ces cons s’agissait. Avant de disparaître, chaque homme à cagoule tend son arme au chef, lequel, sans perdre un pouce d’instant, en répartit trois parmi les passagers.
Après quoi, si tu ne l’as pas deviné c’est que tu es cent mille fois plus demeuré que j’imaginais, l’hélicoptère décolle.
Et s’en va, à tire de pales, vers les bleus confins.
À peine s’est-il éloigné au-dessus des flots, qu’un deuxième zoizeau le remplace. Cette fois, la porte du zinc s’ouvre mais personne n’en descend. Au contraire, c’est le groupe de fantômes number two qui s’hâte de gravir l’escadrin pliant.
Les passagers se sont remis à chuchoter. Ça forme un bourdonnement de classe pendant la compo de maths. Ils ont compris qu’on ne leur voulait pas de bobo pour peu qu’ils se tiennent le nez au sec, alors ils redeviennent vivants, les momifiés de la trouille. Ils se réchauffent l’oignon. La confiance est une plante si tenace…
Troisième appareil. Même manège…
Troisième groupe…
Bye-bye… Presto ça grimpe à bord. La porte se relourde sèchement. Le ronflement des moteurs part à fond. Décollage. Léger balancement au-dessus du pont. Les chevelures des dames flottent. Leurs jupes, celles qu’en portent, se retroussent.
Il ne subsiste plus, dans le ciel au bleu intense, qu’un seul coucou. Les autres ont fait fissa pour les mettre, se carapater loin, vers le sud. S’y diluer comme un médicament effervescent dans de la flotte.
Le chef de l’expédition a surveillé les différents embarquements. Sans un mot, il a tout drivé, le vilain. Du geste.
Il mate une dernière fois en direction des coursives ; visiblement, il lui manque du trèpe. Mon idée, compte tenu des paquets de six personnes qu’il a constitués pour procéder à l’évacuation, c’est qu’il devait emballer 24 personnes et qu’il ne lui en est arrivé que 23. Mais il va pas s’amuser à faire passer une annonce dans le journal du bord, tu conçois ?
Tu conçois bien, hein ? Pas de lacunes ? C’est clair, évident ? Bon…
Je continue. Gaffe bien, ça va devenir plus intéressant encore, c’est te dire ! Du tout grand turf. J’en délecte déjà. Je mouille. Attends… Je te le sers avec un zest, plus une giclette de sauce anglaise. Le souci de la perfection, poussé à ce point, tu ne le trouveras nulle part ailleurs. Des confrères à moi te gâteraient question technique, documentation, eux t’auraient tout dit sur le moteur des hélicoptoches, leurs caractéristiques, tout bien. Et puis sur les armes, qu’il s’agit de telle et telle, calibre machin, fabrication lalilalère. Ça, j’en sais des pas rechigneurs qui en tâtent côté documentalisme. Avec eux, t’as la marque du moindre bouton de guêtre. L’âge du capitaine. Les endroits qu’on l’a vacciné contre la fièvre jaune (à la fesse gauche et à l’institut Pasteur). Seulement, dis, question péripéties, tu permets ? Et le style ? Hein, le style qui est l’homme ? Eux, tout est rédigé à l’encre grise pas sympathique. Plume sergent major. Cahier d’écolier à petits carreaux… Ils font leurs devoirs. Moi, le mien. Tu juges. T’es maître. Con, mais capable d’opter.
Alors, or donc, le quatrième coptère a apponté. Sa lourde coulisse en rageant sur son rail bien lubrifié. L’escadrin débloqué déroule ses quelques marches. Le chef fait un signe de plus. Les cinq passagers s’avancent. Queue leu leu… Hop ! Hop ! Hop !
Le dernier du petit lot détient l’une des mitraillettes confiées par le commandant de cette extraordinaire expédition. Le chef attend qu’il ait escaladé l’escalier pour, à son tour, prendre place à bord. Dos à l’appareil, il couvre l’opération en nous braquant farouchement. On sent qu’il est sur le point de nous larguer une volée de pralines afin d’éviter un rush de quelques téméraires en direction de son frelon au moment où, la porte étant relourdée, nous cesserons d’être sous la menace des armes.
Eh bien, les choses vont comme je vais t’expliquer, mon gentil Foutraque. T’auras pas à réclamer le moindre changement de virgule, c’est ainsi, et pas autrement. Bien tout textuel. Recta. Garanti vérité vraie. Sincérité absolue. Objectivité indiscutable. Un ordinateur ferait pas mieux. On a essayé… Il a eu l’air d’un con.