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J’opine (une fois de plus).

— Cas de force majeure, donc on s’écrase. Savez-vous à quoi je pense ?

— Dites…

— Il reste de la place à bord de votre putain de barlu ?

— J’ai l’impression qu’il est loin d’être plein.

— En ce cas j’ai bien envie de choper votre croisière en marche.

Ça paraît la ravir.

— Ce serait une bonne idée, d’ailleurs elle ne fait que débuter. Vraiment, vous pouvez ?

— Je venais juste d’atterrir à Palerme, mes valises ne sont même pas défaites… Le temps de faire une réservation au bureau de la Compagnie… À propos, vous êtes à quel pont ?

— Salon.

— O.K. Je vous dépose au quai et je m’occupe de mon propre embarquement.

Un bout de silence s’effiloche. Le conducteur se croit à Monza et fonce comme une colique dans les rues de Palerme.

— Selon vous, c’est quoi, cette histoire ? demande Yuchi.

Je me gratte la pointe avancée du pif, ce qui est drôlement éloquent pour un qui emploie couramment le langage dubitatif.

— Mystère. Peut-être un coup de la maffia. Peut-être un attentat terroriste. Peut-être une vengeance à l’endroit du cocher… Peut-être encore nous a-t-on pris pour quelqu’un d’autre, vous ou moi…

— C’est effarant, non ?

— Et plus que ça encore.

On déboule à la gare maritime. Le Thermos, tout blanc, bien repeint, a bonne allure, avec son pavillon français aux fesses, ses oriflammes multicolores qui montent à l’assaut de sa cheminée crachouillante, ses hublots dans lesquels joue le soleil, et puis tous ses passagers en petite tenue, accoudés au bastingage. J’en avise un, justement, près du bar de la plage arrière, un gros, énorme, avec un bermuda rouge et une chemisette verte déboutonnée qui contemple la ville en sirotant un long drink. Soudain, un filet d’ambre part de la rambarde où il s’appuie et vient chuter en mousseuse cascade sur les pierres brûlantes du môle : Bérurier qui pisse depuis le pont du Grill.

Malgré la distance, nos regards se croisent. Il a un rictus, une mimique canaille. J’escorte Yuchi jusqu’à la passerelle du premier étage qui relie la gare maritime au pont Information.

Elle a une pression de main discrète.

— Faites vite les formalités, chéri, j’ai hâte que vous veniez me rejoindre. Une fois en pleine mer, nous oublierons ce cauchemar, n’est-ce pas ?

— Je l’espère.

Je la regarde pénétrer à l’intérieur de l’énorme bateau, qui, si près du vaste bâtiment de la gare, ressemble à un immeuble encore plus grand.

Dans le fort de mon intérieur, je m’amuse.

Les formalités, chérie ? Y’ a lurette qu’elles sont faites et mes bagages se trouvent déjà à bord.

T’es content ? Ça va comme tu veux ? Je te la coupe, hein ? Tu sais bien qu’avec le Santonio faut s’attendre à tout.

Et au reste.

Je redescends à mon bahut. Pour la crédibilité de la suite, je ne dois pas monter à bord avant plusieurs heures.

Le conducteur attend mes ordres en engueulant un collègue qui vient d’effleurer son aile arrière droite de son aile avant gauche. Il lui dit qu’il ressemble à un tas de merde, qu’un rat décomposé est plus appétissant que lui, que sa sœur est une pute vérolée dont un chien malade ne voudrait plus, et que si sa mère tentait de déterminer qui est son père, elle serait obligée de contrôler le groupe sanguin de deux régiments de bersagliers.

Pendant que ces messieurs échangent ces aimables considérations, je me tâte sur la conduite à me tenir. Je n’avais pas faim dans l’avion qui m’a amené à Palerme, aussi n’ai-je pas becqueté depuis hier. Le zig à jeun qui vient de larguer deux mignonnes crampes, crois-moi, il a besoin de se ravaler les parois stomacales.

— Emmenez-moi à Mondello, dis-je à mon chauffeur, profitant de ce qu’un paroxysme d’insultage lui ôte le souffle.

Là-haut, le camarade Béru a fini de licebroquer en douce. Il m’adresse, mine de rien, un imperceptible signe de la main.

Mondello est une aimable station balnéaire, pleine d’hôtels, de restaurants à poissons frais, de barques de pêche colorées et de gens braillards.

Une sorte de Saint-Tropez au rabais.

Comme mon conducteur vire à droite, pour aller chercher la route qui y mène, magine-toi qu’une bagnole de police s’annonce à toute vibure, son phare tournant et sa sirène en action, pour la grande joie populacière. Elle nous coupe délibérément la route et trois policiers en uniforme, beaux comme des dieux, en jaillissent, qui se précipitent sur notre voiture. L’un d’eux est pourvu d’une charmante mitraillette. Ils crient quelque chose au conducteur du taxi, ouvrent les portières arrière et m’intiment de descendre. Sur le moment, je me dis qu’il s’agit peut-être de faux poulets et que ce sont nos poursuivants des catacombes qui usent d’une feinte pour m’arquepincer. Mais je suis trop rompu aux mœurs policières pour douter longtemps de la réalité de leurs fonctions. Tout poulaga a des manières, des tics, une odeur caractéristiques que seul ce métier transmet à ses membres. Voilà qui me rassure quelque peu, sans pour autant juguler la consternation qui m’empare. Dans quelques heures, le Thermos va appareiller et j’aurai le bonjour pour ce qui est de mon turbin. Car tu penses bien que ça n’est pas leur petit doigt qui a chuchoté aux bourdilles palermois que je circulais dans ce taxi précis et où se trouvait ce taxi. Les gars de la bande nous auront retapissés à notre sortie des catacombes, suivis et signalés à la police. Sans doute m’accusent-ils d’avoir refroidi le cocher et les gars de la ruelle (pour ces derniers c’est vrai). Les formalités seront longues, tortueuses, compliquées. Bref, je l’ai dans l’œuf, et j’en sais un, à Paname, qui va piquer sa rogne des grandes circonstances.

— Suivez-nous, et pas un geste sinon on vous abat comme un chien ! me récite le sous-officier commandant le détachement, en articulant bien car cette phrase figure à la page 43 de son manuel et il l’a apprise par cœur en même temps que d’autres formules de première nécessité.

Je les suis. Il me font monter à l’arrière de leur grosse Fiat noire en compagnie du mitrailleur, et on démarre en trombe, dans un tintamarre dantesque de sirènes et de cris poussés par la populace illico rassemblée.

Un Rital au volant, tu sais que ça fonce plus vite qu’un peloton de limaces dans le Galibier ! Mais alors, lorsque, de surcroît, ce Rital est flic et qu’il dispose d’une sirène, tu peux espérer que rien dès lors ne le stoppe, pas plus les feux rouges que les carrefours encombrés. Il bombe à tout va, grimpe les trottoirs, bouscule les piétons, fait des tête-à-queue aux bagnoles civiles, descend les escaliers, renverse les voiturettes, roule sur les pieds des paralytiques, écosse les arbres, éventre les grilles, saute les caniveaux, ne tient pas compte, ignore, refuse, méprise, traverse, fend, disloque, éclabousse, défonce, refoule, va et va toujours plus vite, ignorant son frein, la priorité, autrui, le danger, les femmes, les vieillards, les enfants, les monticules, les trous, les boîtes à vitesses, les jantes ; porté par sa sirène, dopé, survolté par elle, ivre d’elle ; insoumis, triomphal, vainqueur de tout.

Et pourtant, oui, pourtant, une seule chose a raison de cette envolée. Une seule chose est susceptible d’amener son pied sur la pédale centrale du plancher et de la lui faire enfoncer. Une seule chose : un enterrement. Au moment où, bringuebalé jusqu’à la perte de conscience, le crâne bosselé par le toit de la bagnole, je commence à bicher mal au cœur qu’à force, oui, juste à ce moment-là, un convoi funéraire coupe notre route.

Le chauffeur sacrifie quatre centimètres de ses pneumatiques dans un seul coup de frein, et coupe sa sirène. Après quoi, ces messieurs, dans un même geste, ôtent leurs kibours. Y compris mon petit ami à la mitraillette.