Faut rentrer dans le rang tout de suite après la pirouette. Se caméléoner d'urgence. S'appeler Durand. S'habiller de gris. Jurer qu'on n'en est pas ! ! Élever ses enfants dans la religion catholique ! Payer les taxes, mais ne pas chercher à en imposer ! Et surtout, ne pas foutre des points d'exclamation au bout de chaque phrase comme je le fais, mes fils. Le point d'exclamation attire trop l'attention, comme tout ce qui est debout. Il courbe pas l'échine comme l'accent circonflexe, il n'est pas tronçonné comme le point de suspension, il ne se met pas à plat ventre comme le tiret, il ne remue pas la queue comme le point virgule ; il ne fait pas de la fumée comme le point d'interrogation, il n'est pas chiure de mouche comme le point t'à la ligne. Lui, c'est le de Gaulle de la ponctuation. La vigie ! Le ténor. Son nom l'indique : il s'exclame ! Il clame ! Il proclame ! Il déclame ! Il réclame ! Il véhémente ! Il flambergeauvente ! Il épouvante ! Je t'aime, suivi d'un point d'exclamation ou d'un point de suspension n'a pas la même sincérité, ni la même signification. On ne peut pas dire merde ou vive la France sans point d'exclamation. Que ferait un commandant de bateau au cours d'un naufrage, s'il n'avait pas de points d'exclamation au bout de « Les chaloupes à la mer ! ».
Je vais vous dire, je le veux comme épitaphe. Sur ma tombe, tout seul, mais gros comme ça : un point d'exclamation, je vous en supplie. Pas mon blaze, ni mes dates-parenthèses. A quoi bon ? Pas de croix non plus, Dieu me reconnaîtra sans l'emblème de sa guillotine. Simplement, pour ma satisfaction posthume, ce signe typographique, dressé comme un bâton d'agent au milieu de la foule. D'ailleurs n'est-il pas employé sur certains panneaux de signalisation du code routier ?
Laura secoue sa belle tête éplorée.
— Oh, Tony, me dit-elle, que pouvez-vous espérer ? Tout à l'heure, au sein de ce formidable camp, cerné par des barbelés électrifiés et flanqué de miradors, je sentais bien que la partie était perdue ! Vous savez ce qu'est la force américaine ? L'organisation américaine ? Une véritable armada, Tony ! Et mon Curt est perdu dans une cellule, au cœur de ces forces en perpétuel état d'alerte. A cause des attentats qui se multiplient, nos gars sont sur le qui-vive. Un commando armé jusqu'aux dents ne parviendrait pas à le tirer de là !
Elle se jette en hoquetant au travers du lit. Sa jupe s'est relevée et moi, humide, j'arrive pas à détacher mon œil salingue de ces admirables cuisses. J'en ai le cervelet qui yoyote, les cellules grises qui bredouillent, le système nervouzeux qui tire une bissectrice.
J'y vais de la phrase fatidique : « Allons, allons, mon petit, du cran ! »
Je m'assieds auprès d'elle sur le lit. Je caresse ses cheveux soyeux. Mon petit lutin intérieur se fout dans une rogne noire. Il me traite d'un tas de noms intraduisibles en vietnamien. Il me dit que je suis le plus beau goret que la terre ait porté ; que les pourceaux de cette bassesse sont juste bons à faire du hachis et du gâchis et que, la prochaine fois que je me rencontrerai devant une glace, je n'aurai plus que la ressource de me glavioter à la vitrine.
Il me dit tout ça, le petit lutin bonimenteur et objecteur, et comme il a raison ! Seulement moi, vous me connaissez ? Dans ces moments-là, je suis sourdingue aux voix grincheuses de la raison. Je n'ai plus l'âge d'oraison. Y a plus que l'animal, la bébête qui monte, qui monte, qui monte !
— Laura, ma petite fille, je débloque d'une voix plus épaisse que de la pâte à beignets, vous allez voir !
Ce qu'elle risque de voir, cette pauvre chérie, c'est le petit voltigeur sans échelle du Monsieur ! Je contrôle plus mes sens, les gars ! C'est terrible d'être commak, mais pas moyen de lutter : une vraie maladie de peau ! Je voudrais m'empêcher, je peux pas. On peut se retenir de manger, de boire, de payer ses impôts, de dire bonjour à sa concierge, de jouer aux duos, de voter, d'aller aux vêpres, de changer de chemise ou de prêter mille balles à un copain, mais il y a quatre choses que l'homme ne peut absolument pas s'empêcher de faire, c'est de dormir quand il a sommeil, de tousser quand il fait de la trachéite, de se ruer aux gogues quand il a forcé sur le melon et de se farcir une nana lorsque la rage occulte lui prend.
Tout ça pour vous en revenir à mon angoissant problème du moment. En moi c'est l'explosion, le feu d'artifice, le chavirement.
— Allons, Laura, ma petite Laura, ne pleurez plus, je vous en conjure… Je… Je…
Je n'en dis pas plus long car c'est très impoli de parler la bouche pleine. Moi, vous me connaissez ? La correction avant toute chose. L'homme moderne manque de plus en plus de galanterie. La muflerie est devenue une attitude, les gars, un parti pris ! Faut pas. Réagissez !
En tout cas Laura ne pleure plus. On ne peut pas faire deux choses à la fois : être moine et réussir une mayonnaise !
Seigneur élus, ce que c'est bon ! Quelle ardeur ! Quelle fougue ! Je me dis que jamais j'arriverai à me rassasier ; qu'il faudra l'emporter pour la finir à la maison…
Elle s'abandonne, dents serrées, yeux clos, narines pincées. Et moi, vous continuez de me connaître, hein ? Vous savez jusqu'où va ma conscience pour peu que je lui donne un coup d'épaule. Je me dis que, tant qu'à faire de commettre une sagouinerie, mieux vaut bien la faire. Un péché réussi est préférable à une bonne action ratée. Comme le disait le Masque de Fer : « Entre deux jumeaux il faut choisir le moindre. »
Ah que c'est beau la nature ! Je pose dix et je retiens rien ! Le Festival de Cannes à nous seuls, mes amis ! Le 14 juillet, plus le 4 juillet (jour de l'Indépendance). Des lampions partout !
Et tout en interprétant mon numéro favori, mes pensées continuent de sourdre. Elles suintent, elles chuintent, elles me susurrent, elles me disent que dans pas longtemps je vais avoir le moral comme une limande avariée. Enfin, bref, du temps passe, nous rapprochant un peu de notre mort. Je conclus. Laura aussi. Nous confrontons nos vues et tombons d'accord.
Je n'ose plus la regarder. Que doit-elle penser de moi ! Que doit-elle penser que je pense d'elle ! Instant critique, aigu, grinçant, usant, dévastant. Elle soupire langoureusement et profère des paroles qui sont les dernières que j'escomptais.
— Merci, Tony, vous êtes un amour, j'en avais tellement besoin, ça m'a calmé les nerfs.
Je la regarde, n'en croyant ni mes ouïes, ni mes yeux. Je contemple une jeune femme relaxe, presque souriante. Elle vient de s'envoyer in the sky comme on prend une douche. Pour elle, ce qui vient de se passer est un simple exercice hygiénique. Quelque chose qui ressemble à une séance de sauna. Allons, n'est-ce pas mieux ainsi ? Voilà une saine conception de la vie. Le sentiment est une chose, le radada en est une autre. Elle se tord les mains en songeant à son mari qu’on va fusiller, mais elle se cogne son ami aussi simplement qu'un verre d'orangeade. Pourquoi not ?