Après avoir raccroché, Franjo Tuzla se mit à échafauder son plan pour ne pas dépenser plus de dollars que prévu. Il avait déjà eu un mal fou à obtenir ceux dont il avait un besoin impérieux de sa Centrale à Belgrade. Seulement, sans dollars, on ne pouvait pas acheter d’armes… Bien sûr, il aurait pu puiser dans les arsenaux de l’armée yougoslave qui regorgeaient de matériel, mais cela aurait mis en péril toute sa manip. Avec le numéro d’une arme, on retrouvait facilement son origine.
Pour que l’opération qu’il avait imaginée fonctionne, il fallait que des extrémistes croates achètent leurs armes sur le marché international, et qu’on puisse éventuellement en retrouver la trace.
Il alluma un cigare hollandais et fit la grimace. À Zagreb, on ne trouvait plus de cigares cubains, depuis la Secession… Après avoir réfléchi quelques minutes, il réteignit et passa dans le réduit où il se mettait en civil. Une fois habillé, il se regarda dans la glace. Avec son crâne chauve, son visage massif aux pommettes hautes, ses yeux gris enfoncés et sa mâchoire puissante, il avait l’air d’un Russe. On le lui avait souvent fait remarquer lorsqu’il se trouvait à l’Académie militaire de Moscou.
Au volant de sa petite Jugo, il tourna à droite, se dirigeant vers le centre ville par l’avenue Marina Drzica. Qui pouvait se méfier de cet homme corpulent et placide, qui roulait encore au volant d’une voiture qu’on distribuait en prime aux USA, alors que tous les profiteurs de Zagreb se pavanaient déjà en Mercedes ou en BMW.
— Montez, lança dans le téléphone intérieur la voix aux intonations vulgaires de Swesda Damicilovic. Chambre 22.
La CIA ne s’était pas ruinée pour la jeune Yougoslave en l’installant dans une modeste pension, le Sonnenberg, dans Johannes Strasse. Malko s’était résigné à la recontacter avant le départ au moins pour lui apprendre son rôle. Il ne l’avait plus revue depuis qu’il l’avait plantée devant l’ambassade américaine. Il se résolut à prendre l’escalier à la moquette usée et à frapper à la porte du 22.
— Entrez, cria Swesda. La clef est sur la porte.
Elle l’attendait dans la chambre minuscule, appuyée à la commode, l’air mauvais, la paupière violette et la lippe écarlate. Son décolleté descendait pratiquement jusqu’à l’estomac, ne laissant rien ignorer de sa grosse poitrine aux pointes sombres. Visiblement, elle ne portait rien sous sa mini, collée à la peau comme un kleenex mouillé. Elle adressa à Malko un regard à faire flamber n’importe quel homme normal et lança d’une voix un peu trainante :
— Alors, voilà mon beau prince, celui qui ne baise qu’avec les dames de la Haute.
Malko aurait tué Jack Ferguson à cette seconde… Swesda Damicilovic n’avait pas deviné toute seule son identité… Il se força à sourire, restant à distance respectueuse. Il pouvait voir le mont de Vénus se dessiner sous la jupe rouge hyper-serrée… Les lèvres épaisses de Swesda Damicilovic s’écartèrent pour un sourire ironique.
— On est quand même venu me chercher, hein ?
— Nous partons demain matin à 6 h, annonça Malko.
— Si je veux.
La voix était mauvaise, sèche. Visiblement, Swesda ravalait sa fureur. Elle lança :
— On emmène ta belle copine blonde, la pute qui était dans ta Rolls ?
— Je ne pense pas, répondit Malko, qui commençait à sentir la moutarde lui monter au nez.
Le sourire s’élargit.
— C’est mieux, ça… Seulement, avant de partir, il y a une petite formalité.
— Laquelle ? demanda Malko, qui entrevoyait déjà la réponse.
— Devine !
Comme il ne bougeait pas, elle posa la main sur le téléphone et précisa de la même voix chargée de fureur :
— Tu vas être très gentil avec moi. Sinon, je ne pars pas. Pour le moment, j’ai envie de me faire sauter.
— Je ne fais pas cela sur commande, dit Malko, froid comme un iceberg.
Tranquillement, Swesda commença à composer un numéro. Lorsque ce fut fait, elle dit :
— Je voudrais parler à Mr. Ferguson.
Malko était déjà sur elle, décidé à l’étrangler. Elle lâcha le récepteur et noua aussitôt un bras autour de sa nuque, se frottant contre lui sans la moindre pudeur. En même temps, elle lui léchait la bouche comme un animal.
Les gros seins ronds se frottaient à l’alpaga du costume de Malko comme pour user le tissu.
Ce typhon érotique le laissa de glace.
L’infernale Swesda le sentit et, avec un ricanement odieux, glissa la main entre leurs deux corps, cherchant à l’exciter. Une lueur folle et trouble flottait dans ses prunelles noires. Sa vulgarité agressive, mêlée d’authentique sensualité, en faisait une vraie bombe.
Seulement, Malko n’avait pas envie de servir de jouet à cette petite garce. Il lui saisit les poignets, les rabattit derrière son dos et plongea dans les prunelles noires le regard de ses yeux d’or.
— Demain à six heures moins le quart, en bas, dit-il calmement. Couchez-vous tôt.
Comme elle avançait de nouveau le visage pour l’embrasser, il la repoussa, la faisant chuter sur le lit, s’apercevant au passage qu’elle ne portait rien sous sa mini. Quand il atteignit la porte, elle n’avait pas encore eu le temps de se relever.
Said Mustala regardait la montagne de Zagreb à travers la vitre sale de la chambre, tout en affûtant machinalement son poignard grâce à une pierre de rémouleur qui ne le quittait jamais. Il souffrait de sa claustration volontaire mais se sentait ragaillardi d’être repris en main par une organisation. Il avait horreur d’être livré à lui-même.
Sonia, la blonde qui l’hébergeait, avait une vie étrange. Étudiante au campus de Zagreb, elle passait visiblement ses nuits à danser, rentrant à l’aube et ramenant du pain frais au vieil Oustachi. Quand elle n’était pas trop fatiguée, elle s’asseyait à côté de lui et écoutait ses récits de guerre, ou plutôt de massacres. Ses yeux brillaient lorsqu’il évoquait les pogroms de villages serbes.
— Comme j’aurais voulu être là, avait-elle dit une fois de sa voix douce. Je les aurais fait brûler vifs, après les avoir castrés….
Tout son corps vibrait. Pourtant, elle ne semblait pas avoir gardé un trop gros traumatisme de son viol.
D’abord, il y avait son amant en titre, Miroslav Benkovac, jeune ingénieur indépendantiste avec qui Said avait tout de suite sympathisé. Mais, souvent, lorsqu’il était absent, elle ramenait des jeunes gens chez elle. Ils buvaient de la bière et faisaient l’amour jusqu’à l’aube. Said Mustala le savait, car chaque fois Sonia hurlait d’une voix rauque de félin en chaleur. Une nuit, pris d’une soif brutale, il l’avait trouvée allongée dans l’entrée à plat ventre, son jeans sur les chevilles, avec un garçon dans la même tenue qui semblait faire des tractions. Sonia criait encore plus fort que d’habitude, les bras en croix sur la moquette usée.
Il entendit le téléphone sonner dans sa chambre, puis les pas de la jeune femme. Elle entra : torse nu, avec un jeans et des bottes.
— C’est pour toi, dit-elle simplement.
Said alla prendre l’appareil, reconnut la voix froide de celui dont il prenait les ordres, Boza Dolac. Beaucoup moins chaleureux que Dobroslav, hélas.
— C’est pour aujourd’hui, annonça Boza. Rendez-vous à l’endroit indiqué.
Il avait déjà raccroché. Même si les écoutes étaient peu probables dans ce pays désorganisé, il valait mieux se méfier… Said Mustala se sentit plus léger. Il allait enfin servir à quelque chose.