Jack Ferguson ne dissimulait pas sa nervosité. Malko venait de le rejoindre dans son bureau de l’ambassade US, seule pièce éclairée à cette heure matinale. Le jour se levait à peine.
— Il faut absolument que vous réussissiez à identifier ce groupe et leurs sponsors, adjura-t-il. Le gouvernement croate ignore que nous livrons des armes à ces extrémistes. Si l’opération dérapait…
Un ange passa et s’enfuit, épouvanté.
— Vous ne croyez pas que vous jouez avec le feu ? observa Malko. Ce serait plus simple de basculer l’affaire sur eux. Et moins risqué.
— Ils n’ont pas les nerfs pour tenir la manip jusqu’au bout, trancha l’Américain. L’idée de savoir un chargement d’armes aux mains des extrémistes donnerait des sueurs froides au général Spegel. Il voudrait l’intercepter tout de suite. Or, toute l’astuce consiste à infiltrer les extrémistes, pour attraper tout le monde.
— Vous pensez vraiment qu’ils ne se doutent de rien ?
— Nous avons pris toutes les précautions. Andrez Pecs est un marchand d’armes connu. De toute façon, les dés sont jetés maintenant… Le camion vous attend sur un parking à côté d’ici. En dehors de votre chargement, il y a une cargaison de matériel hi-fi et vidéo à destination de la Grèce, des Samsung et des Akai. Plus quelques caisses de Johnny Walker.
— Rien à craindre des Hongrois ?
— Andrez Pecs s’en est occupé. Cela a coûté un peu d’argent.
— Le chauffeur ?
— Un agent du BND « prêté », habitué à ce genre de choses, Gunther Muller. Il a déjà conduit des camions bulgares jusqu’en Turquie. C’est un authentique chauffeur poids lourds. Il obéira strictement à vos ordres, et peut vous donner un coup de main à l’occasion.
— Il est armé ?
— Oui. Un Walther dissimulé dans le camion.
— Bien, il n’y a plus qu’à y aller, conclut Malko.
Swesda Damicilovic attendait dans la Mercedes 190 que Malko avait loué, habillée décemment pour une fois. Lorsque Malko était venu la récupérer au Sonnenberg, elle semblait d’excellente humeur et n’avait fait aucune allusion à leur accrochage de la veille. Jack Ferguson descendit avec Malko et monta avec lui dans la Mercedes. Swesda Damicilovic semblait avoir perdu à la fois de sa superbe et de son agressivité.
— Vous êtes sûr que je ne risque rien ? demanda-t-elle anxieusement au chef de station.
— Absolument rien ! affirma l’Américain. Votre rôle s’arrêtera lorsque vous aurez identifié positivement l’homme que vous avez aperçu à Miami.
Malko avait dissimulé son pistolet extra-plat sous son siège, sachant qu’il n’aurait pas à subir de fouilles trop poussées. Il prit le volant, guidé par Jack Ferguson jusqu’au parking. Le camion était un gros semi-remorque Volvo tout neuf, avec des plaques de Francfort. Le chauffeur descendit en voyant les deux hommes et vint leur serrer la main.
Un bon teuton rougeaud et costaud, rasé de frais, qui écrasa les doigts de Malko dans les siens. Là non plus, pas d’états d’âme… Malko lui expliqua la marche à suivre et il remonta dans la cabine du Volvo.
— Je vous attendrai de l’autre côté de la frontière austro-hongroise, dit-il. À Sopron. Comme je roule moins vite, je pars maintenant.
Malko regarda le gros bahut s’ébranler. Qu’est-ce qui l’attendait en Yougoslavie ? Les incidents de Miami et de Zagreb prouvaient qu’il avait affaire à des gens décidés à s’opposer férocement à toute ingérence dans leur business.
Chapitre VII
Depuis le départ de Vienne, Swesda Damicilovic n’avait pratiquement pas ouvert la bouche, somnolant la plupart du temps. Malko avait retrouvé le Volvo à Sopron, petite bourgade perdue dans la plaine hongroise monotone, s’étendant à l’infini jusqu’à l’Oural. Ils avaient mis plus de deux heures pour atteindre la Yougoslavie, sur des routes sinueuses, encombrées de tracteurs trainant d’énormes carrioles de foin.
Le passage de la frontière yougoslave n’avait pas posé plus de problèmes au camion chargé d’armes. La route était tout aussi mauvaise de l’autre côté, avec des miliciens embusqués presque à chaque virage, verbalisant les étrangers, pour se faire un peu de devises. Maintenant, le Volvo attendait sur un parking à l’entrée de Varazdin, gros bourg situé dans une vallée, juste avant les collines précédant Zagreb, et Malko écoutait les informations en six langues diffusées par le haut-parleur du café de la place de la Mairie. Ici, pas de touristes et pourtant cette petite ville baroque miraculeusement protégée était magnifique : des églises à tous les coins de rue et des vieilles maisons en parfait état.
Swesda, indifférente à la beauté des lieux, bâilla.
— Il fait chaud !
Malko aperçut deux hommes qui descendaient d’une vieille Zastava et se dirigeaient vers lui. L’un d’entre eux était le barbu, Miroslav Benkovac. L’autre, un costaud à l’allure de docker, avec un grand nez crochu, des yeux très rapprochés et enfoncés dans leurs orbites, ronds comme ceux d’un oiseau. Ses mains étaient énormes. Le barbu le présenta :
— Un ami, Boza.
— Une amie américaine, répliqua Malko en présentant Swesda. Helen.
Les deux hommes lui dirent à peine bonjour… Swesda lança son Hi ! habituel et se replongea ostensiblement dans le Herald Tribune. Malko s’aperçut vite que le dénommé Boza s’intéressait beaucoup à ses cuisses et à ses seins qu’une robe stricte n’arrivait pas à dissimuler. Miroslav Benkovac semblait tendu et nerveux. Il fit signe à Malko qui se leva et le suivit à quelques mètres.
— Vous êtes absolument sûr de cette personne ? demanda-t-il.
— Absolument. Et votre ami ?
Miroslav Benkovac prit l’air choqué.
— Boza ! J’en réponds comme de moi-même. Il est…
Il se tut brusquement comme s’il craignait d’en dire trop.
Au moment où ils revenaient à la table, Swesda Damicilovic s’étira, faisant saillir ses gros seins ronds et se leva, gagnant l’intérieur du café en balançant ses hanches minces. Sa jupe avait remonté et couvrait tout juste le haut de ses cuisses. Dans ce pays où les femmes s’habillaient toutes à mi-mollet, les clients de YEtoile Rouge en avaient les yeux hors de la tête. Le cortège d’un mariage sortant de la mairie voisine passa devant eux. En queue de cortège, un vieux brandissait une bouteille de slibovizc déjà à moitié vide que se refilaient les participants. Un vrai décor d’opérette dans cette ville qui semblait artificielle à force d’être belle.
— Où est la marchandise ? demanda Miroslav Benkovac.
Malko lui répondit aussitôt, du tac au tac.
— Vous êtes venu sans l’argent ?
Miroslav Benkovac eut un sourire embarrassé.
— Nous voulons d’abord vérifier la marchandise. Où est le camion ?
— À la sortie de la ville.
— Allons-y. Laissez votre amie ici.
— D’accord, accepta Malko.
Swesda Damicilovic revenait : il la prit à part et lui demanda d’attendre à la terrasse.
Malko s’installa dans la Zastava avec ses deux acheteurs et ils quittèrent le centre de Varazdin.
Le chauffeur fumait une cigarette à côté du camion, sur l’aire de stationnement située près du croisement de la grande route et de celle menant à Varazdin. À la demande de Malko, il ouvrit les portes arrière du camion et les trois hommes montèrent dans le Volvo. Les caisses d’armes se trouvaient au fond, dissimulées derrière des cartons contenant des téléviseurs Akaï et des magnétoscopes Samsung, mais un espace avait été ménagé pour y accéder. Boza se chargea de tout contrôler. Il fit sauter le couvercle d’une caisse avec un pied de biche, vérifia un des M16, ouvrit plusieurs boîtes de cartouches et examina une des M. 60. Il redescendit ensuite à terre pour échanger quelques mots avec Benkovac.