La Mercedes accéléra encore, commençant à le doubler et le canon du riot-gun pointa son museau par la glace ouverte de la voiture, visant la tête de Malko.
Chapitre VIII
Malko avait quelques fractions de seconde pour réagir. Il plongea sur le siège avant, tout en écrasant le frein. Un instant plus tard, la détonation du riot-gun l’assourdit, confondue avec un bruit sourd qu’il n’identifia pas tout de suite.
À tâtons, il saisit son pistolet extra-plat sous son siège et se releva. Son moteur avait calé. Il vit la voiture de ses agresseurs s’éloigner et remarqua qu’elle n’avait pas de plaque à l’arrière.
Il remit en route pour la poursuivre, mais une sensation anormale l’avertit d’un problème. La Mercedes 190 tanguait comme un bateau ivre… Il stoppa, descendit et inspecta les dégâts. La décharge du riot-gun avait scalpé la peinture du capot, criblant le pare-brise de petits éclats. L’aile avant gauche était transformée en dentelle ainsi que le pneu…
Furieux, il regarda le nuage de poussière soulevé par le taxi retomber. Jetant sa veste à l’intérieur, il se mit en devoir de changer la roue avant. Dix minutes plus tard, il repartait, fou d’angoisse. Ce qui venait de se passer n’augurait rien de bon pour la suite. Il était encore en nage lorsqu’il s’arrêta devant le Hrvatska.
Celui-ci ressemblait vaguement à un motel américain. Pas de Volvo en vue. Malko pénétra dans le motel. Plusieurs consommateurs, pas rasés, à mine patibulaire, discutaient dans un coin devant des bières. Il alla au bar et s’enquit auprès du barman de « Jozip ». Inconnu… Par acquit de conscience, il alla interroger l’employé de la réception, mais personne n’avait aperçu de camion Volvo ou de conducteur allemand.
Il commanda un café et s’assit face à une fenêtre, essayant de se répéter que le camion pouvait avoir du retard pour une cause inconnue. Sans y croire le moins du monde. Lorsqu’on eut renouvelé son café deux fois, il décida de lever le siège.
Les armes avaient disparu et ses acheteurs aussi.
La belle infiltration de la CIA se terminait en déroute. Non seulement on n’avait pas identifié les commanditaires de l’opération, mais en plus on leur avait fourni les moyens de procéder à leurs attentats.
Fou de rage, Malko reprit l’autoroute, direction Zagreb. Avant tout, il fallait téléphoner à Vienne pour annoncer la bonne nouvelle à l’instigateur de cette brillante manipulation.
— C’est une catastrophe !
Jack Ferguson ne dissimulait pas sa fureur et son angoisse. Enfoncée dans un fauteuil, un verre de Cointreau sur un lit de glaçons à la main, Swesda Damicilovic regardait CNN, indifférente. Malko l’avait retrouvée dans leur suite de L’Esplanade, complètement déconnectée. Aucune nouvelle de Gunther.
— Le mot est faible, remarqua Malko. Qu’est-ce que je fais ?
— J’appelle tout de suite le chef de station de Zagreb, David Bruce, et je lui envoie un télex protégé. Il est plus au courant que moi de la situation locale. Il va falloir prévenir les Croates et il s’en chargera. Mais surtout retrouver les armes.
— La Company n’a pas de réseau ici ? demanda Malko. Quelqu’un de sûr qui puisse nous guider ?
— Je vais demander à David, fit le chef de station évasivement. Pour le moment, le plus urgent est de retrouver Gunther et le camion, je n’ai pas encore prévenu le BND. Ne bougez pas de l’hôtel. David Bruce va entrer en contact avec vous.
Le major Franjo Tuzla contemplait les caisses d’armes et de munitions entassées sous le petit hangar derrière de vieux réservoirs rouillés. Une camionnette venait de les apporter dans ce camp du train de l’armée yougoslave où personne ne viendrait les chercher.
Tout s’était déroulé sans anicroches, sauf l’élimination du marchand. On frappa à sa porte et Boza Dolac, qui avait mené le déchargement, pénétra dans le petit bureau. Il avait travaillé longtemps comme homme de main de la SDB avant d’être récupéré par le KOS. Branché sur des gangs d’Albanais sans scrupules, il pouvait être précieux… Ses petits yeux noirs enfoncés brillaient d’une satisfaction mêlée de crainte.
Pour la première fois de sa vie, il avait désobéi au Serpent, au major Tuzla, son « traitant ». Les ordres de ce dernier étaient clairs. Récupérer les armes, les payer et laisser partir le marchand d’armes dans la nature. Quitte à s’en resservir. Seulement, l’occasion était trop belle : Boza avait vu la possibilité de gagner plus d’argent qu’il n’en avait jamais eu. D’abord, en ne versant pas le solde des dollars remis par le major Tuzla, ensuite en récupérant la précieuse cargaison officielle du Volvo.
Le problème des armes avait été relativement simple : il avait fait croire à Miroslav Benkovac qu’au dernier moment, il n’avait pas reçu l’argent. Il fallait donc éliminer le marchand. C’est sur son conseil que le jeune activiste croate avait monté la diversion pour retarder la voiture de Malko et ensuite le guet-apens pour l’éliminer.
De la même façon, il avait recruté Said Mustala pour le meurtre du chauffeur, en lui faisant promettre de garder le secret. Le chauffeur de la Mercedes bleu pâle était également un de ses amis et son complice pour l’écoulement de la marchandise.
Le risque qu’il courait était minime : aucun des protagonistes de l’histoire n’avait accès au major Tuzla…
— Tout s’est bien passé ? demanda ce dernier, sondant le regard sombre de sa créature.
— Tout à fait, affirma Boza.
La cargaison du Volvo avait été transférée dans un entrepôt sûr et le camion abandonné sur un parking. Quant au corps du chauffeur, il reposait, saucissonné dans une toile, au fond du lac Bundek, une grosse mare, boueuse à souhait, juste au nord de la Sava, qui servait depuis des années de décharge publique. Isolée dans un bois clairsemé, fréquenté seulement par les amoureux.
— Qu’est devenu l’associé de cet Andrez Pecs ? interrogea le major. Il était satisfait ?
— Oui, oui, répondit Boza, soudain pris de vertige. Très content.
Le major sentit le brusque affolement de Boza, sans en comprendre la cause. C’était une affaire relativement simple et Boza en avait traité de plus complexes et de plus dangereuses.
— Tu es certain de ne pas avoir fait de gaffes ? demanda-t-il avec sévérité un peu au hasard.
— Certain, affirma Boza Dolac, un peu moins tendu.
— Bien, approuva le major Tuzla en se plongeant dans des documents. Maintenant nous allons préparer le stade suivant. Laisse-moi.
Boza ne bougea pas, se dandinant sur place, mal à l’aise.
Le major releva la tête.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
— Il y a quelque chose de bizarre avec les M. 16, lâcha Boza Dolac, avide de montrer son dévouement.
Tuzla fronça les sourcils.
— Ils ne sont pas en bon état ?
— Si, si, mais ce sont les derniers modèles, des A 2. Ils viennent juste d’être fabriqués et personne n’en a encore vu.
Cette fois, le major Tuzla comprit instantanément ce que son interlocuteur voulait dire. Si ces armes étaient introuvables sur le marché, cela signifiait que leur provenance n’était pas normale. Que derrière le vendeur apparent, il n’y avait non pas un marchand d’armes, mais un Service étranger. Cela changeait tout.
Comme pour l’angoisser encore plus, Boza Dolac ajouta :
— Ce Kurt, il était accompagné d’une femme. Une Américaine, soi-disant. Je l’ai vue en conversation avec des gens de chez nous. Je crois qu’elle est yougoslave.