Il ne fut vraiment soulagé qu’en lui donnant l’absolution et en l’entendant quitter le confessionnal.
Lorsque Sonia émergea de la cathédrale, elle semblait moins pressée. Malko attendit qu’elle ait commencé à descendre vers le marché pour quitter sa place. Heureusement, il y avait pas mal de monde et il se fondit dans la foule déambulant au milieu de l’ex-place de la République. La jeune femme avait gagné l’arrêt des trams et venait de monter dans l’un d’eux. Malko n’avait pas le temps d’aller chercher sa voiture et, vu le nombre de rues autorisées aux trams et non aux voitures, ce n’était pas un moyen sûr de la suivre.
Il n’y avait plus qu’à espérer qu’elle ne l’aperçoive pas…
Lorsqu’elle changea, il manqua se faire semer et rattrapa en catastrophe la rame sur laquelle elle venait d’embarquer. Ils filaient vers le sud, passant devant l’hôtel Intercontinental. À chaque arrêt, Malko guettait les voyageurs qui descendaient.
Sonia quitta le tram en face d’un immeuble moderne, au coin de Savska Cesta et Proleterskih Brigada. S’éloignant, heureusement sans se retourner, en direction d’un bloc de HLM un peu en retrait de l’avenue. Grâce à la tache blonde de ses cheveux, il était relativement facile de ne pas la perdre de vue.
Quand Malko la vit disparaître dans une des portes, il hâta le pas et réussit à noter le numéro de l’immeuble et la porte D, repérable à cause d’une carcasse de voiture rouillée juste devant. Il fit demi-tour : c’eût été de la folie de s’aventurer à l’intérieur. Grâce à Mladen Lazorov, il arriverait assez vite à identifier la jeune femme.
Il trouva un taxi et se fit reconduire à la cathédrale. Peut-être Jozo Kozari avait-il recueilli des informations auprès de Sonia.
La grande nef était quasi-déserte et d’une fraîcheur délicieuse. Malko remonta par la gauche jusqu’à ce qu’il trouve un confessionnal fermé. C’était le troisième, comme le franciscain le lui avait indiqué. Les deux box étaient libres et il s’installa dans celui de gauche. Aussitôt, un panneau coulissa et il devina une présence de l’autre côté.
— Père Kozari ?
— C’est moi. Je vous reconnais.
— Vous avez…
Le franciscain ne le laissa pas terminer : dans un chuchotement, il lança :
— Elle n’est pas venue et maintenant, je dois retourner à mon couvent. Je suis désolé.
Malko essaya de ne pas prolonger trop son silence, pris à contre-pied. Pourquoi le franciscain lui mentait-il ? Ou alors, se pouvait-il que Sonia soit entrée dans la cathédrale sans aller le voir ? Peu vraisemblable… Donc, Jozo Kozari mentait.
— Tant pis, dit-il d’un ton faussement indifférent. Vous revenez quand ?
— Mardi.
— Alors à mardi. Si vous savez quelque chose d’ici là, téléphonez-moi.
— Je n’y manquerai pas, promit Jozo Kozari avant de refermer son volet de bois.
Malko quitta le confessionnal, perturbé. Si les Stringers de la CIA commençaient à jouer contre lui, les choses allaient se compliquer encore. Pourvu que Mla-den Lazorov soit sûr, lui.
Boza Dolac tournait en ville depuis un bon moment dans sa petite Zastava, examinant tous les parkings de la périphérie. Le major Tuzla lui avait donné des ordres précis et, cette fois, il avait intérêt à les exécuter après la série d’erreurs commises.
Il fit demi-tour dans Dubrovacka Aleja, revenant vers le motel Zagreb tapi au bord de la Sava, le long d’une allée parallèle à la rivière. Plusieurs poids lourds étaient stationnés en face ainsi qu’une grosse Volga grise immatriculée en Pologne, trainant une caravane. La famille – un gros homme en casquette blanche, sa femme et deux enfants – pique-niquait sur le capot de la Volga, allant prendre leurs boissons au motel. Boza Dolac les avait déjà repérés. C’était exactement ce qu’il lui fallait.
Lorsqu’il vint s’arrêter près d’eux et descendit de voiture avec un sourire engageant, le Polonais lui jeta un regard aigu. Trafiquant de tout dans un pays où il n’y avait rien, les Polonais étaient à l’affût de toutes les combines possibles..
— Vous allez en Dalmatie ? demanda aimablement Boza, après avoir dit bonjour.
Heureusement, il parlait à peu près polonais.
— Non, on a été refoulés à Knin, dit le Polonais, alors on va aller plus au nord.
— Vous ne seriez pas intéressé par des magnétoscopes ? demanda Boza, sans avoir l’air d’y toucher.
Sachant pertinemment qu’en Pologne, ils valaient cinq fois le prix de la Yougoslavie… L’œil du Polonais brilla.
— J’ai presque pas d’argent, se plaignit-il, ici, tout coûte cher.
— Les miens, y sont pas chers, affirma Boza. Évidemment, il ne faut pas les déclarer à la douane.
Comme si les Polonais déclaraient quoi que ce soit…
L’homme à la casquette blanche, méfiant, demanda :
— C’est des vieux trucs ?
— Comment, des vieux ?
Indigné, Boza Dolac le prit par le bras, l’amenant devant la Zastava. À l’arrière se trouvait un magnétoscope Samsung encore dans son carton d’origine…
— Voilà, fit-il. Et j’en veux seulement cent marks !
Le Polonais sentit son sang se mettre à bouillir. Dans son pays, cela valait cinq cents marks, facile.
— C’est cher, fit-il, et je n’ai pas beaucoup d’argent.
Boza, le sentant accroché, se fit carrément câlin, passant un bras autour de ses épaules tombantes.
— Écoute, plaida-t-il. J’ai besoin de fric. Si tu m’en prends cinq, je te les laisse à 80 marks ! Un cadeau.
Le Polonais, silencieux, calculait dans sa tête comme un fou, mélangeant les dinars, les zlotys, les marks. Avec une affaire pareille, il pourrait changer de voiture. Tant pis pour les vacances. C’était évidemment de la marchandise volée, mais il s’en moquait comme de sa première casquette.
— Ça va, fit-il en tendant la main, paume levée, va les chercher.
Boza Dolac se rembrunit.
— Je préfère ne pas transporter ça dans ma voiture, à cause de la Milicja. On pourrait pas prendre la tienne ? Comme ça, vous pourrez choisir, il y a plein de trucs. Vous pouvez même emmener votre femme et vos gosses, ça les amusera. C’est la caverne d’Ali Baba.
Le Polonais lui jeta un regard intrigué.
— Qui vous êtes au juste ?
— Un petit commerçant, fit Boza, modeste. Des copains à moi ont récupéré le chargement d’un camion tombé dans le fossé. Comme on avait un hangar…
Le Polonais souleva sa casquette blanche et lança une phrase à sa femme qui commença à replier les restes du repas…
— Vous pouvez détacher la caravane ? demanda Boza Dolac. C’est plus discret là où on va.
L’autre s’exécuta docilement. Cinq minutes plus tard, la Zastava quittait le parking du motel, suivie de la Volga où avait pris place toute la famille de touristes polonais.
Quinze kilomètres après la sortie de Zagreb, la Zastava s’engagea dans un chemin étroit perpendiculaire à la route. Au bout, à un kilomètre environ, se trouvait un énorme hangar entouré d’un enclos grillagé de trois mètres de haut perdu au milieu des bois. Boza Dolac stoppa devant le portail fermé par une chaîne condamnée par un énorme cadenas.
Une minute plus tard, les deux véhicules étaient garés à l’intérieur : Boza fit coulisser une des portes du hangar devant les Polonais émerveillés.
— Bon Dieu, qu’il fait chaud, soupira le futur acheteur en s’éventant avec sa casquette.
Il devait faire plus de 40° à l’intérieur… Très vite, il ne sentait plus la température infernale, fasciné par des empilements de cartons montant presque jusqu’au plafond. Des télévisions, des magnétoscopes, des chaînes hi-fi Akai ou Samsung. Le tout flambant neuf. Il en avait l’eau à la bouche…