— Qu’est-ce qu’il voulait ? croassa-t-il.
— Des conneries, laissa tomber Miroslav Benkovac d’une voix lasse.
Boza Dolac se hâta de changer de sujet, rassuré par le ton sincère de Miroslav. Il se pencha à travers la table et se mit à parler à voix basse.
— Il ne faut pas perdre de temps pour venger Sonia, commença-t-il.
Mladen Lazorov raccrocha son téléphone pour la vingtième fois. La chaleur avait encore augmenté dans son petit bureau du ministère de la Défense où lui et Malko étaient retournés. Essayant de retrouver la trace de Boza.
— J’ai appelé partout ! dit-il. Personne ne le connaît, pourtant, nous avons quelques informateurs dans les milieux Oustachis. Ce Boza peut habiter n’importe où, même chez un agent du KOS, si vous avez raison. Des dizaines sont encore à Zagreb. Ce soir, il va falloir secouer ce chauffeur de taxi.
— Comment faire ? demanda Malko.
— J’ai réfléchi, fit le policier. On va l’appeler par radio. Ensuite, le prendre de front.
— Nous n’avons pas de preuves.
— Si, vous allez prétendre le reconnaître. Ensuite, vous me laisserez faire…
Malko eut soudain une idée.
— Si nous allions à Borovo ? proposa-t-il.
— Pour quoi faire ? demanda Mladen Lazorov, étonné.
— Je ne sais pas exactement, avoua Malko, fouiller le coin, parler avec vos collègues… on pourra peut-être recueillir des indices – sur place.
— Si vous voulez, avec la BMW, mais on a au moins deux heures de route et il est déjà plus de dix heures. Et cela risque d’être un voyage inutile.
— Faire ça ou tourner en rond dans Zagreb… remarqua Malko.
Swesda était partie explorer les boutiques chics de la rue Ilica après avoir repéré dans un magazine de décoration la photo pleine page d’un superbe bar en cuir blanc capitonné, rehaussé de miroirs, le tout dans un style gréco-romain, ultime création de Claude Dalle.
— Ils n’ont pas ça ici, avait-elle remarqué, il faudrait trouver un importateur maintenant qu’ils ne sont plus communistes.
Malko et le policier croate étaient sur l’autoroute de Belgrade fonçant à près de 200 à l’heure. Direction Borovo. La Croatie se présentait un peu comme une molaire dont la base aurait été adossée à la Slovénie, la pointe sud constituant la Dalmatie et la pointe nord, la Slavonie, délimitée par le Danube. Borovo se trouvait là, à une trentaine de kilomètres au nord de l’axe Zagreb-Belgrade.
Marko ouvrit avidement l’enveloppe marron que venait de passer sous la table Boza Dolac. Ce dernier avait parcouru ventre à terre les 250 kilomètres séparant Zagreb de Nustar, petit village situé entre Vinkovci et Vukovar, au bord du Danube. Afin de rétribuer dignement l’équipe qui s’était occupée de Sonia. C’est le major Tuzla qui lui avait remis l’argent dans une enveloppe cachetée.
— Il y a dix mille marks, commenta Boza Dolac, cinq mille pour toi, deux mille cinq cents pour chacun des deux autres.
Ceux-ci attendaient dehors dans leur Jugo.
Marko regarda les billets sous la table et leva soudain vers Boza Dolac un visage convulsé de fureur, les yeux injectés de sang.
— Tu te fous de moi ! Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ?
Il brandissait une poignée de billets sous le nez de Boza, sans se soucier des autres clients de l’établissement. Boza Dolac sentit le sang se retirer de son visage. Ce que l’autre lui montrait, c’étaient bien des marks. Seulement, des marks est-allemands, retirés de la circulation depuis la réunification, et qui valaient tout juste leur poids de papier…
Voilà pourquoi le major Tuzla lui avait conseillé de ne pas s’attarder avec ses hommes de main.
Toujours la pingrerie des administratifs du KOS… Tuzla avait dû penser que ces ploucs du fin fond de la Slavonie ne feraient pas la différence. Apparemment, ils la faisaient…
Marko attrapa Boza au collet, le secouant comme un prunier. Les yeux de ce dernier semblaient avoir disparu au fond de leurs orbites…
— C’est sûrement une erreur, bredouilla-t-il. On m’a remis l’enveloppe fermée. J’ai des magnétoscopes dans ma voiture, je peux vous en donner. Je vous réglerai le reste plus tard.
Marko secoua la tête.
— Non ! tu vas retourner à Zagreb chercher le reste. Tu laisses ta voiture, on t’attend ici.
Boza Dolac ne discuta pas. Marko était capable de le poignarder en plein café. Il fit mine de se résigner et se leva.
— Bon, allons-y !
Il avait garé sa voiture dans une cour, pas loin. Marko sortit avec lui et fit signe à ses deux copains de le rejoindre. Les quatre hommes s’éloignèrent dans la rue principale de Nustar, Boza Dolac en tête. Celui-ci, arrivé à la Zastava, se dirigea vers le coffre, observé par les trois hommes. Il ouvrit et se pencha à l’intérieur. Même Marko, qui pourtant se méfiait, n’eut pas le temps de réagir. À la vitesse de l’éclair, Boza Dolac se redressa, un riot-gun Beretta à huit coups coincé contre la hanche.
Marko tirait un pistolet caché dans sa ceinture lorsqu’il reçut la première décharge qui le projeta contre le mur, un trou comme une assiette dans la poitrine. Déjà, Boza tournait son arme contre son voisin. Lui prit tout dans la tête : une bouillie. Le troisième avait déjà pris ses jambes à son cou. Les chevrotines de Boza le rattrapèrent au moment où il franchissait le porche, lui déchiquetant le dos. Il tomba en avant, pas tout à fait mort, et commença à ramper pour gagner la rue… Boza Dolac sauta dans sa Zastava, jetant son riot-gun à côté de lui. Les détonations allaient sûrement alerter la Milice.
D’un coup de volant brutal, il modifia sa trajectoire de façon à ce que sa roue avant gauche passe sur le survivant du massacre… Ce dernier poussa un hurlement atroce quand ses deux jambes se brisèrent. Boza Dolac tournait déjà à droite, fonçant en direction de Vinkovci et de Zagreb.
Un Milicien avec son petit disque rouge fit signe à Mladen Lazorov de stopper à l’entrée du village de Nustar. Malko aperçut un attroupement un peu plus loin, avec deux voitures de la Milicja dont les gyrophares tournaient. Des gens gesticulaient, luttant avec des policiers en béret et tenue grise qui les repoussaient mollement. Mladen Lazorov exhiba sa carte et demanda ce qui se passait. Malko vit son expression changer.
— Il vient d’y avoir un incident grave, expliqua-t-il. Un inconnu a tiré sur trois Serbes et s’est enfui. Deux sont morts et le troisième est grièvement atteint, en train d’agoniser. Mais les habitants veulent le lyncher.
— Pourquoi ?
— Ils pensent qu’il s’agit du commando qui a assassiné la jeune Croate, hier.
— Himmel ! fit Malko, allons voir.
Laissant la BMW, ils continuèrent à pied, parvinrent à l’endroit où les badauds étaient rassemblés et se retrouvèrent à côté du blessé. On l’avait assis et de toute évidence, il était en train de mourir ; ses yeux étaient déjà vitreux… Une femme s’avança et cracha dans sa direction. Le milicien fit semblant de ne rien voir ; le blessé essayait de parler, mais personne ne l’écoutait.
Malko poussa Mladen Lazorov en avant.
— Essayez de savoir ce qu’il dit.
Le policier lança quelques mots au milicien, puis aux badauds qui entouraient le blessé, hurlant leur haine. Ils se calmèrent un peu et il put s’accroupir près du blessé. Une voix cria dans la foule :