— Laissez-le, c’est un Serbe… Qu’il crève.
Un mouvement de foule : deux hommes arrivaient, un jerrican d’essence à la main. Passant outre la molle résistance du milicien, ils en aspergèrent le blessé qui se mit à râler. L’essence sur ses blessures à vif le crucifiait…
De justesse, Mladen Lazorov empêcha un homme d’enflammer une torche d’étoupe. Indifférents, les miliciens regardaient de l’autre côté…
— Laissez-moi lui parler ! cria le policier.
Il s’approcha de l’oreille du blessé et murmura :
— Je vais essayer de te sauver, mais il faut que tu me dises la vérité.
— Oui, supplia le Serbe dans un râle. Ne les laissez pas me tuer.
Ses yeux sortaient des orbites, il était presque pitoyable. De sa main valide, il s’accrocha au policier comme un enfant à sa mère.
— C’est vrai, demanda Lazorov, tu as participé à cette abomination la nuit dernière ?
— Oui, avoua l’autre dans un souffle.
— Pourquoi ?
— On nous a payés.
— Qui ?
— Un certain Boza, un type de Zagreb. C’est lui qui a tiré sur nous. Il nous a recrutés à la gare, nous venions d’arriver d’Allemagne, où on avait travaillé avec mes deux copains. On voulait s’engager dans les Tchekniks. Il nous a dit qu’il y avait mieux à faire et nous a promis 2 500 marks…
— 2 500 marks pour torturer et tuer une jeune fille…
Le blessé adressa un geste suppliant à la foule qui grondait autour et s’impatientait. Comme pour se dédouaner, il lança d’une voix geignarde :
— Moi, j’ai seulement obéi aux ordres. C’est Marko qui a tout organisé, pour quelqu’un à Zagreb. Il devait téléphoner pour dire que c’était fait ensuite.
— Téléphoner à qui ?
— Je ne sais pas. C’est Marko qui avait le numéro dans sa poche.
— Où est Marko ?
— Dans la cour, là-bas, je crois qu’il est mort. Ce salaud de Boza nous avait payés avec des marks est-allemands qui ne valaient rien. On lui a réclamé et il nous a tués.
Il poussa brusquement un hurlement.
— Attention, protégez-moi, je vous en supplie.
L’homme venait de rallumer sa torche. Malko perçut un grondement sourd dans le lointain. Une femme cria :
— Les chars arrivent ! Les chars arrivent !
Toute la région de Vukovar était le théâtre d’incidents violents inter-ethniques depuis quelques semaines. Des chars de l’armée fédérale yougoslave patrouillaient la zone, sous prétexte de calmer le jeu, mais en réalité prenant fait et cause pour les Serbes.
Mladen eut tout juste le temps de s’écarter. L’homme à la torche venait de la jeter sur le blessé… Celui-ci s’embrasa avec un « plouf » sinistre, et, immédiatement une flamme noire et jaune monta vers le ciel. Le cri du blessé s’acheva dans une sorte de ronflement. Les badauds s’égaillaient dans toutes les directions, imités par les miliciens. Mladen prit Malko par le bras.
— Vite, si les militaires nous trouvent là, ils vont nous tuer.
Ils traversèrent la rue en courant, se réfugiant dans la cour où gisaient les deux autres cadavres. Mladen se mit à les fouiller rapidement. Dans une des poches du deuxième, il trouva un papier avec un numéro de téléphone qu’il tendit à Malko.
Le grondement des chars se faisait plus sourd. Lorsqu’ils sortirent, le long canon d’un T. 55 pointait son museau au bout de la rue. Ils purent néanmoins regagner leur voiture. Malko déplia le papier et le regarda pensivement. Il tenait peut-être enfin le vrai responsable de la manip.
Chapitre XV
Les derricks plantés dans les champs tout le long de l’autoroute Belgrade-Zagreb défilaient à toute vitesse. Malko jeta un coup d’œil au compteur de la BMW : 190. Mladen Lazorov conduisait pied au plancher, une cigarette éteinte aux lèvres. Son visage régulier aux traits acérés avait une expression de concentration presque comique. Les panneaux annonçant Zagreb apparurent enfin et il bifurqua, plongeant dans le dédale des sens interdits pour venir s’arrêter devant le ministère de la Défense. Enfin, ils allaient savoir à quoi correspondait le numéro communiqué aux assassins de Sonia Bolcek.
Mladen ouvrit l’unique fenêtre de son minuscule bureau, ce qui fit passer la température de 37° à 34°, puis se mit au téléphone. Quelques instants plus tard, il relevait la tête, déçu.
— C’est un numéro de l’armée fédérale.
— Où se trouve-t-il ?
— Impossible de le savoir. N’importe où dans le pays. Il faudrait avoir l’annuaire des Forces Armées. Mais je peux appeler.
— Surtout pas, fit Malko, cela risquerait d’alerter celui qui a donné ce numéro. Comment peut-on se procurer cet annuaire ?
— Je pense que le ministre de la Défense en possède un. Il commandait la Cinquième Région, auparavant.
— Il faut le lui demander.
Mladen fit la grimace.
— Ce n’est pas facile.
Visiblement intimidé par la hiérarchie, il n’osait pas prendre cette responsabilité… Malko empoigna le téléphone et appela le consulat américain. Dès qu’il eut David Bruce en ligne, il lui expliqua le problème.
— Faites intervenir le consul ou qui vous voudrez, dit-il, mais j’ai absolument besoin de savoir à quoi correspond ce numéro.
Un quart d’heure plus tard, alors qu’ils étaient tous les deux en nage, le chef de station de la CIA à Zagreb rappela.
— Le Ministre est dans son bureau. Il va vous recevoir immédiatement.
Martin Spegel, le ministre de la Défense du nouvel Etat croate, petit et trapu, avait l’air d’un Russe avec ses yeux gris presque en amande pétillant d’intelligence et son air de paysan slave madré. Malko prit place en face de lui, de l’autre côté d’une grande table de conférence en bois clair, comme les boiseries des murs. Le ministre écouta les explications de* Mladen Lazorov, les mains posées à plat sur la table.
— Vous avez bien fait de venir me voir, dit-il en allemand à Malko. Nous apprécions beaucoup les efforts que vous faites pour nous aider. Tout est encore désorganisé et nous manquons d’argent, de gens sûrs et de temps. Par mes amis qui servent encore dans l’armée fédérale, je sais que le groupe de l’état-major, dominé par des Serbes doctrinaires, prépare des actions pour briser notre mouvement d’émancipation. Nous sommes encore très faibles et nous ne résisterions pas à un choc frontal avec le noyau dur de l’armée fédérale.
Malko le remercia et après quelques considérations aimables poussa vers le ministre le morceau de papier trouvé sur le mort.
— Pouvez-vous identifier ce numéro ?
Martin Spegel alla jusqu’à un grand coffre au fond de la pièce, et l’ouvrit. Il en sortit une brochure qu’il consulta quelques instants avant de la refermer et, après l’avoir remise dans le coffre, il revint s’asseoir.
— Si les numéros n’ont pas changé depuis le début de l’année, dit-il, ce numéro correspond à un dépôt du Train, le 24ème bataillon. Il comporte une centaine d’hommes et assure le ravitaillement en carburant des blindés stationnés à la caserne Maréchal Tito, à Novi Zagreb.
— Où est-il ?
— A Zaprude, le long de la Sava, au sud de l’avenue Marina Drzica.
— L’organisateur d’une importante manipulation anti-croate y a vraisemblablement son QG, remarqua Malko.
Martin Spegel eut un geste découragé.
— C’est très possible. Les officiers du KOS se dissimulent sous toutes sortes de paravents. Seulement, selon les accords que nous avons avec Belgrade, les zones militaires sont interdites aux autorités croates, y compris la Milice et la police. Si nous tentions d’y pénétrer, les soldats fédéraux seraient en droit de se défendre les armes à la main, ce qui provoquerait un incident très grave. Vous devez donc continuer votre enquête par d’autres moyens, ajouta-t-il.