Malko sauta sur l’occasion.
— Je peux être amené, et Mr. Mladen Lazorov avec moi, à commettre des actes, disons, sortant un peu de la légalité…
Martin Spegel balaya l’objection.
— Si c’est pour le bien de notre pays… Je donnerai les ordres nécessaires pour qu’on ne vous cause pas de problèmes. Cependant je ne peux pas vous garantir une impunité totale.
C’est tout ce que Malko demandait.
Il se leva, signifiant la fin de l’entretien.
Dans le couloir, Mladen Lazorov sautait presque de joie, sa conscience administrative en paix. Une secrétaire, installée dans le couloir faute de place, lui glissa un mot : quelqu’un l’avait appelé pendant son absence. Il rappela aussitôt et eut une longue conversation dans sa langue. Lorsqu’il raccrocha, il était visiblement perplexe.
— C’est l’Albanais de l’autre jour, dit-il, je lui avais laissé mon numéro. Il m’appelait pour me dire que, vers sept heures, un groupe d’Albanais va prendre livraison d’un lot important de magnétoscopes et de télévisions, de la même origine que celles qu’il voulait nous vendre. Ils seraient dans un entrepôt appartenant à la douane fédérale, à l’écart de la ville.
— C’est bizarre, remarqua Malko. Pourquoi vous donne-t-il cette information ? Vous ne vous étiez pas quittés en excellents termes.
Mladen Lazorov eut un mince sourire.
— D’après ce qu’il me dit, il était sur le coup et a été évincé au profit d’un autre Albanais. Il se venge et se dit que si la Milicja saisit ce stock, il pourra, lui, le racheter dans de bonnes conditions, grâce à mon intervention…
Cela tenait la route. Les deux hommes se regardèrent, avec la même pensée. C’était une chance inespérée d’identifier le conducteur de la Mercedes bleue, et peut-être, de coincer enfin Boza.
Mladen Lazorov regarda sa montre : cinq heures et demie.
— Je crois qu’on ne va pas prévenir la Milicja, dit-il. Il m’a expliqué où cela se trouvait.
— Les voilà ! annonça Mladen Lazorov, vibrant d’excitation.
Depuis une heure, ils tournaient autour de l’entrepôt de la douane isolé en pleine forêt, au bout d’un chemin partant de l’autoroute de Maribor. Un grand bâtiment au toit de tôle, entouré d’un haut grillage.
Un nuage de poussière venait d’apparaître sur le chemin venant de l’autoroute : une voiture suivie de deux camions.
Le policier croate passa ses jumelles à Malko. Ils avaient laissé leur voiture assez loin dans un chemin forestier. Le chargement devant durer un certain temps, si Boza se manifestait, ils auraient le temps de réagir, d’autant que, par radio, Mladen Lazorov pouvait alerter la milice et faire bloquer l’autoroute.
Malko avait pris la voiture dans ses jumelles. C’était une Mercedes bleue. Un taxi. Le tuyau de l’Albanais était exact. Le véhicule stoppa devant la grille et un homme en blouson de toile en descendit. Costaud, un petit bouc et des cheveux très noirs. Il ouvrit le cadenas de la grille et le petit convoi se gara devant le hangar.
— Je crois que c’est l’homme qui conduisait la voiture quand Boza a tiré sur moi, fit Malko.
Là-bas, une dizaine d’hommes sortis des camions s’affairaient après que le conducteur de la Mercedes bleue avait ouvert les portes de l’entrepôt. Comme des fourmis, ils commencèrent à transporter les cartons de magnétoscopes et de téléviseurs Akai, en remplissant les deux camions, sous la surveillance de l’homme au bouc.
Une demi-heure plus tard, ils avaient presque fini.
— Boza ne va pas venir, dit Malko, déçu.
Le chauffeur de la Mercedes était en train de refermer les portes du hangar, désormais vide. Il s’isola avec trois des Albanais et Malko vit distinctement dans ses jumelles des liasses de billets changer de main, entassées dans un attaché-case marron par le chauffeur de la Mercedes qui le mit ensuite dans son coffre.
Ensuite, le petit convoi repartit comme il était venu.
— J’ai relevé le numéro, indiqua Mladen Lazorov. Cette fois, nous tenons le bon bout.
Par l’homme au bouc, ils ne pouvaient manquer d’arriver jusqu’à Boza. La configuration était plus claire, maintenant, dans la tête de Malko.
Les serveurs du restaurant Kordic, un sous-sol décoré avec élégance au fond d’une cour, juste à côté de la cathédrale, se disputaient l’honneur de servir la table où se trouvaient Malko, Mladen Lazorov et Swesda Damicilovic. Il faut dire que la jeune Serbe avait fait fort. Ses gros seins ronds, aux trois quarts découverts par un haut moulant, attiraient l’œil comme des lingots d’or.
L’œil charbonneux, la bouche agrandie par le rouge à lèvres, la taille serrée dans une large ceinture guère moins haute que la jupe constituaient un spectacle auquel les Zagrebois n’étaient plus habitués depuis des lustres de rigueur morale communiste.
Le garçon qui présentait une dorade grillée demeura planté à côté d’elle, le regard glué dans son décolleté, tétanisé. Il fallut que Mladen Lazorov lui envoie un léger coup de coude pour qu’il reprenne vie…
Swesda était ravie d’être de nouveau utilisée, louchant sur les larges épaules de Mladen et sur ses traits virils. En plein fantasme, elle n’avait plus du tout envie de revenir à son ancien univers. Même si celui où elle se trouvait comportait certains risques… Les chandelles posées sur la table donnaient à ses traits sensuels une coloration romantique… Malgré la lueur un peu folle qui dansait dans ses yeux noirs.
Le dessert avalé, Malko regarda sa montre : dix heures dix.
— Il faut y aller, annonça-t-il.
Pour se donner du courage, Swesda termina son Cointreau on ice, croquant même un glaçon et soupira :
— C’est quand même autre chose que la Slibovizc.
Au contact de Malko, elle apprenait la vie… Elle se leva, tira sur sa jupe, enveloppant Mladen et Malko du même regard.
Grâce au numéro de la Mercedes, Mladen Lazorov avait recueilli un certain nombre d’informations. Le nom de son propriétaire d’abord, Ivan Dracko, son adresse, et ses habitudes. Pas d’histoires avec la police. Il passait plusieurs fois dans la nuit prendre un verre à un café-restaurant de l’ouest de Zagreb, le Dubrovnik.
L’air était délicieusement tiède dans la cour. Swesda se serra contre Malko. Mladen était resté en bas en train d’appeler le 970, le numéro des taxis. Réclamant le taxi N° 2250. La jeune femme commençait à émouvoir Malko, lorsque le policier croate émergea du sous-sol.
— Il arrive, annonça-t-il.
Ils se séparèrent à la porte, Swesda demeurant sur place et eux filant vers la BMW garée un peu plus haut.
Il avait à peine fallu un quart d’heure à Ivan Dracko pour gagner le haut de la ville. À Zagreb, les taxis pouvaient emprunter des voies interdites aux usagers ordinaires. Il sentit sa gorge s’assécher quand ses phares éclairèrent la silhouette qui attendait en face du restaurant Kordic. Une brune, juchée sur des escarpins, avec des seins énormes, une mini et des lunettes noires ! Sûrement une étrangère. Sa surprise fut totale lorsqu’elle demanda en serbo-croate en ouvrant la portière :
— C’est toi, le 2250 ?
Ivan Dracko acquiesça, stupéfait. Sa cliente s’installa à l’arrière, juste dans son angle de vision et croisa les jambes d’une façon si provocante qu’il se demanda si ce n’était pas une pute.