— Tiens, je vais t’ouvrir là !
Il commença à peser et la pointe pénétra dans l’épiderme. Ivan Dracko poussa un grognement horrifié. Mais la pression cessa. Comme elle avait commencé. Il se dit que l’autre bluffait.
Boza Dolac contemplait le canon d’un gros pistolet automatique à quelques centimètres de sa tête. Un SZ 9 mm. Le bras qui le tenait passait par la glace opposée, ouverte. Le chien de l’arme était relevé et le petit trou noir du canon lui semblait énorme…
— Boza, ne bouge pas, fit une voix calme. Laisse tomber ton couteau.
Il obéit et le couteau tomba dans l’herbe. Ivan Dracko avait entendu la voix, mais ne pouvait voir la scène. Une seconde silhouette jaillit de l’obscurité, s’empara des deux armes de Boza Dolac et descendit la glace, libérant le chauffeur qui se redressa, les yeux hors de la tête, cramoisi, tremblant de rage.
Sans un mot, il se jeta sur Boza Dolac, le bascula sur la banquette et noua ses mains autour de sa gorge avec l’intention évidente de l’étrangler. Ils roulèrent tous les deux en une masse indistincte sur le plancher de la voiture, jurant et s’injuriant.
— Arrête ! cria Mladen Lazorov. Arrête, Ivan !
Ivan Dracko n’écoutait que sa haine. Non content d’étrangler son adversaire, il lui bourrait le visage de coups de tête… Boza essaya de lui arracher son bouc, ce qui le déchaîna encore plus. Malko et Mladen réussirent quand même en s’y mettant à deux à le traîner hors de la voiture. Une manchette sur la nuque l’étourdit assez pour qu’il lâche prise.
Aussitôt, Mladen Lazorov lui passa des menottes, immobilisant ses bras derrière son dos.
Malko le fouilla tandis que le policier tenait sous la menace de son pistolet Ivan Dracko en train de se relever.
Boza Dolac, le regard fixe, avait plus que jamais l’air d’un oiseau de proie… Il baissa la tête pour ne pas affronter le regard de Malko. Ce dernier se tourna vers Mladen.
— Dites-lui que je veux savoir où sont les armes. Et qui est au-dessus de lui.
Le policier croate traduisit la question et la réponse de Boza Dolac.
— Il veut être emmené à la police. Il ne dira rien. Il ne comprend pas ce que nous lui voulons. C’était un différend privé entre ce chauffeur de taxi qui l’avait volé et lui.
Boza Dolac faisait la part du feu.
Une nouvelle épreuve de force s’engageait.
— Dites-lui que nous savons qu’il a livré à ce chauffeur de taxi un chargement de téléviseurs et de magnétoscopes contenus dans un camion dont le chauffeur a été assassiné et qui contenait des armes. Il sait très bien qui je suis.
Boza ne répondit pas. Ivan Dracko s’approcha, un peu calmé, le cou encore rouge et dit entre deux quintes de toux :
— Laissez-moi interroger ce salaud. J’ai une idée. Il va vous dire tout ce qu’il sait. À une condition.
— Laquelle ? demanda Mladen Lazarov.
— Vous me rendez mon argent quand vous êtes satisfaits. Je vais déjà vous dire quelque chose. Le chauffeur de votre camion, je sais où il se trouve. C’est moi qui l’ai transporté. Ce salaud de Boza m’a dit qu’il l’avait tué dans une discussion d’affaires… Il est…
Boza Dolac se rua en avant et seul un violent coup de crosse de Mladen le stoppa.
— Vous êtes d’accord ? demanda le policier croate à Malko, après lui avoir résumé l’offre du chauffeur de taxi.
— On peut essayer, dit Malko.
Coûte que coûte, il fallait faire parler Boza Dolac et ça n’allait pas être facile. Visiblement, Ivan Dracko avait un sérieux compte à régler avec lui. Il allait mettre du cœur à l’ouvrage.
Chapitre XVII
Dans l’obscurité, les rames de tramways immobiles prenaient des allures fantomatiques, alignées les unes contre les autres, à perte de vue : le plus grand dépôt de Belgrade, à Zapresic, dans l’ouest de la ville. À cette heure, seules quelques rames circulaient encore en ville. Le trafic régulier reprenait vers six heures du matin. Apparemment, Ivan Dracko connaissait bien les lieux… Il avait guidé Mladen au volant de la BMW vers une grille de service, pas fermée à clef, destinée aux passages des équipes d’entretien. L’endroit, entouré de terrains vagues, était particulièrement sinistre. En descendant, Ivan Dracko précisa :
— Ce sont les Albanais qui m’ont fait connaître le coin. Ils viennent y régler leurs comptes. Un jour, j’ai ramassé un type vachement amoché.
Il les guida à travers le dédale des rames à l’arrêt, vers le coin le plus éloigné de l’entrée principale. Boza Dolac ne disait pas un mot. Ils arrivèrent à la dernière rame et s’arrêtèrent. Mladen adossa le prisonnier à un wagon bleu.
— Tu vas parler ?
Boza Dolac ne répondit même pas. Malko s’approcha à son tour et précisa :
— Je sais que les Services serbes ont en cours une opération destinée à provoquer un incident grave. Je veux tout savoir là-dessus.
Pas de réponse. Ivan Dracko, dont l’estafilade au flanc le brûlait encore, s’interposa.
— Laissez-moi faire comme les Albanais. Il va dire tout ce qu’il sait.
Malko allait refuser quand il se remémora les photos horribles du cadavre de Sonia Bolcek. Sonia que Boza Dolac avait froidement expédiée à la mort et à la torture en se servant d’elle comme d’un pantin. Boza l’observait par en dessous, pas trop inquiet, persuadé qu’ils bluffaient, que les gens normaux n’avaient pas facilement recours à la violence. Il avait compté sans Ivan Dracko.
— Allez-y, dit Malko à regret.
C’étaient des procédés qui lui faisaient horreur. Seulement, dans ce pays violent, un incident pouvait tout simplement dégénérer en guerre civile avec des milliers de morts, comme en 1941 et 1945.
Boza Dolac poussa un grognement sourd quand le chauffeur l’attrapa par l’épaule, le poussant le long du wagon. D’un croche-pied, il le fit tomber à terre puis rouler en partie sous l’avant du premier tram. Toujours de la même façon, il le disposa perpendiculairement à la voie, le cou posé sur un des rails.
— Arrête ! cria Boza Dolac d’une voix étranglée.
Ivan Dracko, en le bourrant de coups de pied, forçait son cou contre la roue d’acier, puis il releva la tête, hélant Mladen.
— Viens m’aider.
Le jeune policier, l’air dégoûté, s’approcha et posa son pied sur le cou du prisonnier, le maintenant contre l’arête brillante de la roue du tram.
— Très bien ! exulta Ivan. Ne bougez plus.
D’un bond, il sauta dans le tram, se glissant au poste de conduite. Il y trifouilla quelques instants et soudain, on entendit un ronronnement et tout le tram s’illumina. Ivan Dracko se pencha à l’extérieur.
— Maintenant, vous n’avez qu’à lui poser les questions. Je suis sûr qu’il va répondre… Sinon, il partira d’ici avec sa tête sous le bras. Ces trams ont beau être vieux, ils marchent encore…
Malko se tourna vers Mladen.
— C’est abominable. Je ne peux pas laisser faire cela !
— Il bluffe, assura le jeune policier à mi-voix. Il me l’a dit. Si vous voulez briser Dolac, il faut en passer par là.
Boza Dolac n’avait plus figure humaine.
— Tu ferais mieux de parler, conseilla le policier. Sinon, il va te tuer.
Boza Dolac leva vers lui un regard affolé.
— Comment je peux savoir que vous ne me tuerez pas de toute façon ?
Il commençait à être sur la bonne voie… Mladen Lazorov l’encouragea.