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— Mon ami n’est pas un sauvage, il travaille pour les Américains, tu connais les Américains…

Boza Dolac ne connaissait pas les Américains, mais il savait que ce n’étaient pas les Serbes. Il avala sa salive, comptant sur une dernière chance.

— Enlève-moi de là et je parlerai…

Mladen n’eut pas le temps de répondre. Le ronflement du moteur du tram s’amplifia et soudain, les roues avancèrent de quelques millimètres en patinant, pinçant la chair de Boza Dolac qui poussa un hurlement inhumain. Cette guillotine lente était un supplice abominable… Ivan Dracko se pencha par la fenêtre du tram.

— On ne va pas rester ici toute la nuit !

— Arrêtez-le, supplia Boza Dolac, le cou coincé par la roue. Il est fou.

Dracko, un sourire féroce aux lèvres, gardait la main sur la poignée verticale réglant la puissance du moteur.

— Dis-nous ce que tu sais, conseilla Mladen Lazorov, sinon, il va te tuer.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— À quoi doivent servir les armes que tu as achetées ?

— Nous allons attaquer un village serbe.

— Qui, nous ?

— Des nationalistes croates, des gens qui veulent venger Sonia…

Malko intervint, indigné, entendant le nom de Sonia :

— C’est lui qui a fait assassiner Sonia ! J’en ai eu la preuve.

Mladen Lazorov traduisit et Boza protesta énergiquement.

— C’est faux.

— À quel village voulez-vous vous attaquer ?

— A Borovo.

Là où Sonia avait été massacrée.

— Et ensuite ?

— Nous tuerons tous les Serbes. Pendant l’action, je dois m’arranger pour exécuter un ou deux attaquants croates connus pour leurs opinions pro-oustachis.

— Qui t’a donné l’ordre de faire cela ?

Boza Dolac hésita, pris de vertige. « Le Serpent » avait survécu à tout. Il s’en tirerait encore une fois. Et s’il remettait la main sur Boza après sa trahison…

Le bourdonnement du moteur électrique qui s’amplifiait le fit basculer dans une panique incoercible. Il lui sembla que les roues s’ébranlaient, mordaient sur sa chair...

— C’est « Le Serpent », glapit-il. Il m’a forcé depuis le début.

Mladen Lazorov, accroupi à côté de lui, entreprit de le confesser à voix basse. Boza Dolac se mit à tout raconter. On ne pouvait plus l’arrêter : ses multiples trahisons passées, les gens qu’il avait menés à la mort…

Le policier croate le remit alors sur l’affaire qui les intéressait.

— Où sont les armes ?

— Dans le dépôt du tram où « Le Serpent » se trouve. Près de la Sava.

— Qui est « Le Serpent » ? demanda Mladen Lazo-rov..

— Je ne sais pas, prétendit Boza. Je l’ai connu sous beaucoup de noms différents. C’est un Serbe, un officier du KOS. Depuis des années, il gère les extrémistes croates à partir de Belgrade. Il est venu ici spécialement pour cette opération. Il se fait passer pour un officier du train. On l’appelle le major Tuzla, mais je crois que ce n’est pas son vrai nom.

— Il vit là ?

— Non, je ne sais pas où il vit.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

— Qu’il fallait faire monter la pression, forcer l’armée fédérale à intervenir en Croatie pour écraser le pouvoir sécessionniste. Les officiers sont serbes pour la plupart. S’ils voient des Serbes se faire massacrer, ils deviendront fous et même l’état-major de Belgrade ne pourra pas les retenir. Si cela ne suffit pas, nous avons assez d’armes pour mener d’autres actions similaires.

Et personne ne serait responsable… Mladen Lazorov leva la tête. Ivan Dracko ne perdait pas un mot de la confession.

— Comment contactez-vous « Le Serpent » ? Quand va avoir lieu l’attaque ? Qui va amener ces armes pour ce coup ? demanda le policier croate, catastrophé par ce qu’il apprenait.

— Il m’appelle, c’est pour demain matin, avoua Boza Dolac dans un souffle. J’amène les armes et les uniformes.

— Quels uniformes ?

— Des tenues de la Garde nationale croate. Ce sont les Albanais qui nous les ont procurées.

Mladen Lazorov s’arrêta pour traduire l’essentiel de la confession à Malko. Le ronronnement du tram continuait, lancinant, rappelant à Boza Dolac qu’il n’était qu’en sursis.

— Tout cela semble vraisemblable, conclut le policier, à un détail près. La Slavonie est quadrillée par la Milicja qui a établi des barrages partout. Jamais, de jour comme de nuit, ils ne laisseraient passer un convoi armé se dirigeant vers un village serbe.

— Ils peuvent disposer de complicités locales, objecta Malko. Ou il y a une autre explication.

Le policier croate s’accroupit de nouveau à-côté du prisonnier qui ressemblait à un vautour pris au piège.

— Tu ne nous dis pas tout, lança-t-il. Comment allez-vous passer les barrages de la Milicja avec vos armes ?

Boza Dolac répondit par un gémissement, se tortillant sur le rail comme une chenille coupée en deux.

— Dites à ce salaud de reculer un peu, j’ai trop mal. Après, je vous répondrai.

Comme il avait déjà fait preuve de bonne volonté, Mladen Lazorov leva la tête vers le chauffeur de taxi.

— Recule un peu ! ordonna-t-il.

* * *

Ivan Dracko commençait à se dire que les choses ne tournaient pas trop mal pour lui… Après sa « collaboration », les deux hommes seraient moralement forcés de le relâcher. Avec l’argent de Boza. C’est là que les choses risquaient de se gâter : Boza vivant, lui ne le resterait pas longtemps. Même du fond d’une prison, il aurait sa peau.

Lorsqu’il entendit Mladen Lazorov poser la question du transport des armes, sa panique s’accrut. C’est lui qui avait transporté les quatre corps des Polonais… On risquait de lui en tenir rigueur bêtement. L’ordre de Mladen Lazorov arriva à point nommé pour trancher son dilemme.

D’une main ferme, il saisit la poignée commandant la vitesse du tram et la mit sur « avant ».

* * *

Avec un léger grincement, la lourde roue d’acier commença à avancer. Tétanisé par la terreur, Boza se mit à hurler sans interruption. Croyant à une fausse manœuvre, Mladen Lazorov leva la tête et cria :

— Arrête !

D’un bond, Malko sauta dans le tram, arracha le chauffeur de taxi du poste de commande et tourna en sens inverse la manette réglant le courant, la mettant à zéro. Les cris de Boza Dolac cessèrent d’un coup tandis que Mladen Lazorov tirait désespérément sur les jambes du prisonnier pour le dégager. Il y parvint enfin, à un détail près. Le tram, à cause de sa force d’inertie, avait continué à avancer. De quelques centimètres. Ce qui avait suffi pour détacher de son corps la tête de Boza Dolac… Le sang jaillissait, inondant la roue enfin immobile. Le cadavre eut quelques mouvements réflexes puis cessa de bouger.

— Imbécile ! hurla Mladen à l’intention du chauffeur de taxi. Il ne nous a pas dit l’essentiel…

Malko sauta à terre, écœuré. Ces séances-là se terminaient toujours mal. Certes, Boza ne méritait aucune pitié, mais Malko se sentait mal à l’aise. Même si c’était un « accident ». Seul, Ivan Dracko jeta un regard sans aménité au cadavre décapité.

— J’ai pas fait exprès, protesta-t-il, en dépit de toute vraisemblance.

Les trois hommes s’éloignèrent en direction de la sortie, laissant le tramway allumé, comme un gigantesque fanal dans ce cimetière de ferraille. Les conducteurs du matin allaient avoir une drôle de surprise…

Sans un mot, ils reprirent place dans la BMW. En arrivant dans le centre, Malko se tourna vers Mladen Lazorov.