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— C’est pour cela que vous allez leur donner des armes ?

Jack Ferguson eut un sourire contraint.

— La situation est compliquée. Certes, nous souhaitons que la Fédération yougoslave n’éclate pas, mais il ne faut pas que les Serbes étouffent les velléités démocratiques du reste du pays. Or, en Serbie, le Parti communiste est encore tout-puissant. La première chose qu’ils ont faite, il y a un an, c’est de confisquer les armes de la « garde territoriale » de la province croate, laissant la Croatie à la merci d’une intervention militaire serbe. Aussi, nous sommes intervenus…

— Comment ?

— Nous avons accepté de livrer des armes légères à l’État croate. De quoi équiper leur Garde nationale. Un embryon d’armée. La Présidence a donné son feu vert. À condition que notre intervention demeure discrète. C’est là que nous avons demandé la collaboration d’Andrez Pecs. Il nous a déjà souvent servi d’écran dans des opérations similaires… Comme les Croates n’ont pas un rond, la Company a financé un achat d’armes hongroises – surtout des Kalach – et on a puisé dans les réserves de l’US Army. Ces armes ont transité par la Hongrie, comme si elles venaient de Beyrouth et tout le monde a été content. Notre ambassadeur à Belgrade a pu jurer que nous n’avions fourni aucune aide aux Croates.

— Cet Andrez Pecs est sûr ?…

— On peut lui fermer pas mal de marchés… En plus, nos amis autrichiens sont ravis, ils aiment bien les Croates…

— À cause de l’empire austro-hongrois ?

— Exact. Là-bas, ils se sentent un peu chez eux. Je crois que si ce Miroslav Benkovac s’était adressé à nos homologues autrichiens, ils auraient tout fait pour l’aider…

Malko commençait à comprendre le fond de l’histoire.

— Puisque vous avez déjà livré des armes gratuitement aux Croates, pourquoi veulent-ils en payer ?

— C’est là que cela devient intéressant, avoua le chef de station. Ces armes-là ne sont pas destinées au gouvernement croate, mais aux clandestins… C’est leur seconde tentative pour s’en procurer.

— La première, c’était par Boris Miletic ?

— Oui. Autant qu’on puisse reconstituer l’histoire, il a doublé ses copains et a filé avec l’argent destiné à l’achat des armes. Un grand classique. Le problème, c’est qu’ils ont retrouvé sa trace. Il n’a pas profité longtemps de ses dollars. Grâce à cette Yougoslave qui a assisté au meurtre, nous avons pu recoller ensemble les morceaux du puzzle. La rapidité avec laquelle Miletic a été retrouvé montre que l’organisation HRB est bien ramifiée en Yougoslavie et à l’étranger. Et a de l’argent.

— D’où vient-il ?

— Des Croates qui ont fait fortune à l’étranger. En Australie, entre autres.

Malko ne voyait pas l’intérêt de se mêler de cette histoire croato-croate.

— Pourquoi ne pas prévenir la police croate ? s’étonna-t-il. Qu’ils arrêtent ce Miroslav Benkovac.

— C’était ma première idée lorsqu’Andrez Pecs m’a appris qu’il était approché par ses acheteurs. Il m’a demandé si je donnais mon feu vert à la transaction. Si je refusais, ils auraient cherché ailleurs et trouvé. J’ai obtenu alors des instructions de Langley m’ordonnant de pénétrer l’opération, via cet achat d’armes.

« La situation est très délicate en Yougoslavie. Nous avons tous les éléments d’un nouveau Liban : deux communautés qui se haïssent, les Serbes et les Croates, l’une pauvre, l’autre, riche, des armes partout et une armée qui éclatera au premier choc : soixante-dix pour cent de l’encadrement est serbe, mais les soldats appartiennent à toutes les ethnies. Ils rejoindraient leurs camps naturels en cas de clash. Avec en plus des officiers supérieurs restés très communistes, ennemis de toute démocratisation.

— Que disent les Serbes ?

— Ils interdisent la partition. Pour eux, ce serait une catastrophe. Presque toutes les ressources se trouvent en Croatie ou en Slovénie. Il ne leur reste que quelques complexes d’industrie lourde qui valent leur poids de ferraille. Pas d’agriculture, pas de tourisme. En plus, pendant la guerre, à cause d’Ante Pavelic, les Croates se sont rangés dans le camp nazi, tandis que les Serbes fournissaient ses partisans à Tito… croate pourtant, lui aussi. Cela a donné lieu à quelques beaux massacres entre 1941 et 1945…

« Ensuite, le gouvernement communiste de Belgrade, dominé par les Serbes, a tout fait pour punir les Croates de leur erreur historique…

— Et maintenant ?

— Il n’y a encore eu que quelques tout petits massacres. Mais il suffirait d’une étincelle pour que se déclenche une vraie guerre civile qui ferait des milliers de morts et ne serait pas prête de s’arrêter…

— Vous pensez que le groupe de Miroslav Benkovac pourrait déclencher cela ?

L’Américain eut un geste évasif.

— Visiblement, nous avons affaire à des fanatiques. Nous ignorons encore tout d’eux : leur nombre, leur implantation, leurs chefs, leurs relations. Et surtout, ce qu’ils veulent vraiment faire avec ces armes, leurs projets à court terme, si vous préférez…

— Ils ne se sont pas confiés à Andrez Pecs ?

— Non. Ils ont prétendu vouloir armer des milices d’auto-défense dans des villages croates isolés en zone serbe.

— On dirait plutôt l’armement destiné à de petits commandos, remarqua Malko. Pour des coups de main…

— Exactement, approuva l’Américain. Et encore, vous ne savez pas tout : ils avaient demandé à Pecs des lance-flammes !

Évidemment, le lance-flammes n’était pas l’arme idéale pour l’auto-défense… Même en Yougoslavie. Malko revit le doux visage du barbu : à qui se fier ! On aurait dit un intellectuel signataire de pétitions pour la paix dans le monde… Depuis qu’il avait vu au Liban des prêtres maronites s’éclater à la mitrailleuse lourde, Malko avait beaucoup évolué sur le pacifisme des gens supposés paisibles…

— Pourquoi ne passez-vous pas l’affaire au nouveau gouvernement croate ? demanda-t-il.

— Il n’a pas les moyens de mener une telle enquête, affirma l’Américain, n’étant formé que depuis quelques mois. Jusque-là, les Services de Renseignements croates n’existaient pas. Il y avait seulement en Croatie une branche locale de la SDB, l’équivalent yougoslave du KGB. Depuis que Zagreb, capitale de la Croatie, a rompu avec Belgrade, les Croates ont été obligés de tout créer à partir de zéro.

« Comme ils manquent d’hommes, ils doivent utiliser dans leurs nouvelles structures d’anciens agents de la SDB, des Croates ralliés. Seulement, on n’est pas sûr à 100 % de leur fidélité. Si certains allaient mettre Belgrade au courant de cette affaire, les Serbes couineraient partout que les Oustachis sont revenus pour massacrer tous les Serbes innocents de Croatie. Cela a été leur thème de propagande pendant quarante ans… Alors que le gouvernement de Franjo Tudman est très modéré, ne répond pas aux provocations et ne veut rien avoir à faire avec les nostalgiques des Oustachis.

« Donc il faut faire les choses nous-mêmes.

— C’est à dire ?

— Remonter cette filière, identifier les membres de ce groupuscule clandestin, leurs planques et leurs sponsors. Ensuite, on pourra donner le tout aux Croates ou bien faire le ménage nous-mêmes. Le gouvernement croate se sait sur la corde raide. Leurs extrémistes leur font encore plus peur que les Serbes ! Il suffirait de quelques massacres pour que Belgrade annonce au monde que les Croates sont devenus fous, qu’il faut les mettre en tutelle, mater la Croatie grâce à l’armée fédérale.