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Les sommets que je voulais gravir étaient plus éloignés qu’ils ne me l’avaient paru ; je fus près d’une heure à les atteindre et, lorsque j’y fus, je ne vis rien que la plaine déserte et sauvage : nulle trace d’hommes, d’animaux ou d’habitations, nulle route que le grand chemin que j’avais suivi, et personne n’y passait – partout le plus grand silence. Je l’interrompis par mes cris, que les échos répétèrent au loin. Enfin je repris le chemin de l’abreuvoir, j’y trouvai mon cheval attaché à un arbre, mais Lopez avait disparu.

J’avais deux partis à prendre : celui de retourner à Anduhhar et celui de continuer mon voyage. Le premier parti ne me vint seulement pas à l’esprit. Je m’élançai sur mon cheval et, le mettant tout de suite au plus grand trot, j’arrivai au bout de deux heures sur les bords du Guadalquivir, qui n’est point là ce fleuve tranquille et superbe dont le cours majestueux embrasse les murs de Séville. Le Guadalquivir, au sortir des montagnes, est un torrent sans rives ni fond, et toujours mugissant contre les rochers qui contiennent ses efforts.

La vallée de Los Hermanos commence à l’endroit où le Guadalquivir se répand dans la plaine ; elle était ainsi appelée parce que trois frères, moins unis encore par les liens du sang que par leur goût pour le brigandage, en avaient fait longtemps le théâtre de leurs exploits.

Des trois frères, deux avaient été pris, et leurs corps se voyaient attachés à une potence à l’entrée de la vallée, mais l’aîné, appelé Zoto, s’était échappé des prisons de Cordoue, et l’on disait qu’il s’était retiré dans la chaîne des Alpuharras.

On racontait des choses bien étranges des deux frères qui avaient été pendus ; on n’en parlait pas comme de revenants, mais on prétendait que leurs corps, animés par je ne sais quels démons, se détachaient la nuit et quittaient le gibet pour aller désoler les vivants. Ce fait passait pour si certain qu’un théologien de Salamanque avait fait une dissertation dans laquelle il prouvait que les deux pendus étaient des espèces de vampires et que l’un n’était pas plus incroyable que l’autre, ce que les plus incrédules lui accordaient sans peine. Il courait aussi un certain bruit, que ces deux hommes étaient innocents, et qu’ayant été injustement condamnés ils s’en vengeaient, avec la permission du ciel, sur les voyageurs et autres passants. Comme j’avais beaucoup entendu parler de tout cela à Cordoue, j’eus la curiosité de m’approcher de la potence. Le spectacle en était d’autant plus dégoûtant que les hideux cadavres, agités par le vent, faisaient des balancements extraordinaires, tandis que d’affreux vautours les tiraillaient pour arracher des lambeaux de leur chair ; j’en détournai la vue avec horreur et m’enfonçai dans le chemin des montagnes.

Il faut convenir que la vallée de Los Hermanos semblait très propre à favoriser les entreprises des bandits et leur servir de retraite. L’on y était arrêté tantôt par des roches détachées du haut des monts, tantôt par des arbres renversés par l’orage. En bien des endroits, le chemin traversait le lit du torrent ou passait devant des cavernes profondes, dont l’aspect malencontreux inspirait la défiance.

Au sortir de cette vallée, j’entrai dans une autre et je découvris la venta qui devait être mon gîte, mais, du plus loin que je l’aperçus, je n’en augurai rien de bon.

Car je distinguai qu’il ne s’y trouvait ni fenêtres, ni volets ; les cheminées ne fumaient point ; je ne voyais point de mouvement dans les environs et je n’entendais pas les chiens avertir de mon arrivée. J’en conclus que ce cabaret était un de ceux que l’on avait abandonnés, comme me l’avait dit l’aubergiste d’Anduhhar.

Plus j’approchais de la venta, et plus le silence me semblait profond. Enfin j’arrivai et je vis un tronc à mettre des aumônes, accompagné d’une inscription ainsi conçue : « Messeigneurs les voyageurs, ayez la charité de prier pour l’âme de Gonzalez de Murcie, ci-devant cabaretier de la Venta Quemada. Sur toute chose, passez votre chemin et ne restez pas ici la nuit, sous quelque prétexte que ce soit. »

Je me décidai aussitôt à braver les dangers dont l’inscription me menaçait. Ce n’était pas que je fusse convaincu qu’il n’y a point de revenants ; mais on verra plus loin que toute mon éducation avait été dirigée du côté de l’honneur, et je le faisais consister à ne donner jamais aucune marque de crainte.

Comme le soleil ne faisait que de se coucher, je voulus profiter d’un reste de clarté et parcourir tous les recoins de cette demeure, moins pour me rassurer contre les puissances infernales qui en avaient pris possession que pour chercher quelque nourriture, car le peu que j’avais mangé à Los Alcornoques avait pu suspendre, mais non pas satisfaire le besoin impérieux que j’en ressentais. Je traversai beaucoup de chambres et de salles. La plupart étaient revêtues en mosaïque jusqu’à la hauteur d’un homme, et les plafonds étaient en cette belle menuiserie où les Maures mettaient leur magnificence. Je visitai les cuisines, les greniers et les caves ; celle-ci étaient creusées dans le rocher, quelques-unes communiquaient avec des routes souterraines qui paraissaient pénétrer fort avant dans la montagne ; mais je ne trouvai à manger nulle part. Enfin, comme le jour finissait tout à fait, j’allai prendre mon cheval que j’avais attaché dans la cour, je le menai dans une écurie où j’avais vu un peu de foin, et j’allai m’établir dans une chambre où il y avait un grabat, le seul que l’on eût laissé dans toute l’auberge. J’aurais bien voulu avoir une lumière, mais la faim qui me tourmentait avait cela de bon, c’est qu’elle m’empêchait de dormir.

Cependant, plus la nuit devenait noire, et plus mes réflexions étaient sombres. Tantôt je songeais à la disparition de mes deux domestiques, et tantôt aux moyens de pourvoir à ma nourriture. Je pensais que des voleurs, sortant à l’improviste de quelque buisson ou de quelque trappe souterraine, avaient attaqué successivement Lopez et Moschito, lorsqu’ils se trouvaient seuls, et que je n’avais été épargné que parce que ma tenue militaire ne promettait pas une victoire aussi facile. Mon appétit m’occupait plus que tout le reste ; mais j’avais vu des chèvres sur la montagne ; elles devaient être gardées par un chevrier, et cet homme devait sans doute avoir une petite provision de pain pour le manger avec son lait. De plus, je comptais un peu sur mon fusil.

Mais de retourner sur mes pas, et de m’exposer aux railleries de l’hôte d’Anduhhar, c’est là ce que j’étais bien décidé à ne point faire. Je l’étais au contraire bien fermement à continuer ma route.

Toutes ces sortes de réflexions étant épuisées, je ne pouvais m’empêcher de repasser dans mon esprit la fameuse histoire des faux-monnayeurs et quelques autres du même genre dont on avait bercé mon enfance. Je songeais aussi à l’inscription mise sur le tronc des aumônes.

Je ne croyais pas que le diable eût tordu le cou à l’hôte, mais je ne comprenais rien à sa fin tragique.

Les heures se passaient ainsi dans un silence profond, lorsque le son inattendu d’une cloche me fit tressaillir de surprise. Elle sonna douze coups et, comme l’on sait, les revenants n’ont de pouvoir que depuis minuit jusqu’au premier chant du coq. Je dis que je fus surpris, et j’avais raison de l’être, car la cloche n’avait point sonné les autres heures ; enfin, son tintement me semblait avoir quelque chose de lugubre. Un instant après, la porte de la chambre s’ouvrit, et je vis entrer une figure toute noire, mais non pas effrayante, car c’était une belle négresse demi-nue, et tenant un flambeau dans chaque main.