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HISTOIRE D’EMINA ET DE SA SŒUR ZIBEDDE

— Nous sommes filles de Gasir Gomélez, oncle maternel du dey de Tunis actuellement régnant, nous n’avons jamais eu de frère, nous n’avons point connu notre père, si bien que, renfermées dans les murs du sérail, nous n’avions aucune idée de votre sexe. Cependant, comme nous étions nées toutes les deux avec un extrême penchant pour la tendresse, nous nous sommes aimées l’une l’autre avec beaucoup de passion. Cet attachement avait commencé dès notre première enfance. Nous pleurions dès que l’on voulait nous séparer, même pour des instants. Si l’on grondait l’une, l’autre fondait en larmes. Nous passions les journées à jouer à la même table, et nous couchions dans le même lit.

» Ce sentiment si vif semblait croître avec nous, et il prit de nouvelles forces par une circonstance que je vais raconter. J’avais alors seize ans, et ma sœur quatorze.

Depuis longtemps, nous avions remarqué des livres que ma mère rious cachait avec soin. D’abord, nous y avions fait peu d’attention, étant déjà fort ennuyées des livres où l’on nous apprenait à lire ; mais la curiosité nous était venue avec l’âge. Nous saisîmes l’instant où l’armoire défendue se trouvait ouverte, et nous enlevâmes à la hâte un petit volume, qui se trouva être : Les amours de Medgenoun et de Leïllé, traduit du persan par Ben-Omri. Ce divin ouvrage, qui peint en traits de flammes tous les délices de l’amour, alluma nos jeunes têtes.

Nous ne pouvions le bien comprendre, parce que nous n’avions point vu d’êtres de votre sexe, mais nous répétions ses expressions. Nous parlions le langage des amants ; enfin, nous voulûmes nous aimer à leur manière.

Je pris le rôle de Medgenoun, ma sœur celui de Leïllé.

D’abord, je lui déclarai ma passion par l’arrangement de quelques fleurs, sorte de chiffre mystérieux fort en usage dans toute l’Asie. Puis je fis parler mes regards, je me prosternai devant elle, je baisai la trace de ses pas, je conjurai les zéphirs de lui porter mes tendres plaintes, et du feu de mes soupirs je croyais embraser leur haleine.

» Zibeddé, fidèle aux leçons de son auteur, m’accorda un rendez-vous. Je me jetai à ses genoux, je baisai ses mains, je baignai ses pieds de mes larmes ; ma maîtresse faisait d’abord une douce résistance, puis me permettait de lui dérober quelques faveurs ; enfin, elle finissait par s’abandonner à mon ardeur impatiente. En vérité, nos âmes semblaient se confondre, et même j’ignore encore ce qui pourrait nous rendre plus heureuses que nous ne l’étions alors.

» Je ne sais plus combien de temps nous nous amusâmes de ces scènes passionnées, mais enfin nous leur fîmes succéder des sentiments plus tranquilles. Nous prîmes du goût pour l’étude des plantes, que nous étudiions dans les écrits du célèbre Averroès.

» Ma mère, qui croyait qu’on ne pouvait trop s’armer contre l’ennui des sérails, vit avec plaisir que nous aimions à nous occuper. Elle fit venir de La Mecque une sainte personne que l’on appelait Hazéréta, ou la sainte par excellence. Hazéréta nous enseigna la loi du prophète ; ses leçons étaient conçues dans ce langage si pur et si harmonieux que l’on parle dans la tribu des Koréïsch. Nous ne pouvions nous lasser de l’entendre, et nous savions par cœur presque tout le Coran. Ensuite ma mère nous instruisit elle-même de l’histoire de notre maison et mit entre nos mains un grand nombre de mémoires, dont les uns étaient en arabe, d’autres en espagnol. Ah ! cher Alphonse, combien votre loi nous y parut odieuse ; combien nous haïssions vos prêtres persécuteurs ! Mais que d’intérêt nous prenions au contraire à tant d’illustres infortunés, dont le sang coulait dans nos veines.

» Tantôt nous nous enflammions pour Saïd Gomélez, qui souffrit le martyre dans les prisons de l’Inquisition, tantôt pour son neveu Léïss, qui mena longtemps dans les montagnes une vie sauvage et peu différente de celle des animaux féroces. De pareils caractères nous firent aimer les hommes ; nous eussions voulu en voir, et souvent nous montions sur notre terrasse pour apercevoir de loin les gens qui s’embarquaient sur le lac de la golette, ou ceux qui allaient aux bains de Hamam-Nef. Si nous n’avions pas tout à fait oublié les leçons de l’amoureux Medgenoun, au moins nous ne les répétions plus ensemble. Il me parut même que ma tendresse pour ma sœur n’avait plus le caractère d’une passion, mais un nouvel incident me prouva le contraire.

» Un jour, ma mère nous amena une princesse du Tafilet, femme d’un certain âge ; nous la reçûmes de notre mieux. Lorsqu’elle fut partie, ma mère me dit qu’elle m’avait demandée en mariage pour son fils, et que ma sœur épouserait un Gomélez. Cette nouvelle fut pour nous un coup de foudre ; d’abord, nous en fûmes saisies au point de perdre l’usage de la parole. Ensuite, le malheur de vivre l’une sans l’autre se peignit à nos yeux avec tant de force que nous nous abandonnâmes au plus affreux désespoir. Nous arrachâmes nos cheveux, nous remplîmes le sérail de nos cris. Enfin, les démonstrations de notre douleur allèrent jusqu’à l’extravagance. Ma mère, effrayée, promit de ne point forcer nos inclinations ; elle nous assura qu’il nous serait permis de rester filles, ou d’épouser le même homme. Ces assurances nous calmèrent un peu.

» Quelque temps après, ma mère vint nous dire qu’elle avait parlé au chef de notre famille, et qu’il avait permis que nous eussions le même mari, à condition que ce serait un homme du sang des Gomélez.

» Nous ne répondîmes point d’abord, mais cette idée d’avoir un mari à nous deux nous riait tous les jours davantage. Nous n’avions jamais vu d’homme, ni jeune ni vieux, que de très loin, mais comme les jeunes femmes nous paraissaient plus agréables que les vieilles, nous voulions que notre époux fût jeune. Nous espérions aussi qu’il nous expliquerait quelques passages du livre de Ben-Omri, dont nous n’avions pas bien saisi le sens. »

Ici Zibeddé interrompit sa sœur et, me serrant dans ses bras, elle me dit :

— Cher Alphonse, que n’êtes-vous musulman ! Quel serait mon bonheur de vous voir dans les bras d’Émina, d’ajouter à vos délices, de m’unir à vos étreintes, car, enfin, cher Alphonse, dans notre maison comme dans celle du prophète, les fils d’une fille ont les mêmes droits que la branche masculine. Il ne tiendrait peut-être qu’à vous d’être le chef de notre maison, qui est prête à s’éteindre. Il ne faudrait, pour cela, qu’ouvrir les yeux aux saintes vérités de notre loi.

Ceci me parut ressembler si fort à une insinuation de Satan que je croyais déjà voir des cornes sur le joli front de Zibeddé. Je balbutiai quelques mots de religion. Les deux sœurs se reculèrent un peu. Émina prit une contenance plus sérieuse et continua en ces termes :

— Seigneur Alphonse, je vous ai trop parlé de ma sœur et de moi. Ce n’était pas mon intention, je ne m’étais mise ici que pour vous instruire de l’histoire des Gomélez, dont vous descendez par les femmes. Voici donc ce que j’avais à vous dire.

HISTOIRE DU CHATEAU DE CASSAR-GOMELEZ

— Le premier auteur de notre race fut Massoud Ben-Taher, frère de Yousouf Ben-Taher, qui est entré en Espagne à la tête des Arabes et a donné son nom à la montagne de Gebal-Taher, que vous prononcez Gibraltar. Massoud, qui avait beaucoup contribué au succès de leurs armes, obtint du calife de Bagdad le gouvernement de Grenade, où il resta jusqu’à la mort de son frère. Il y serait resté plus longtemps, car il. était chéri des musulmans ainsi que des Mossarabes, c’est-à-dire des chrétiens restés sous la domination des Arabes, mais Massoud avait des ennemis dans Bagdad, qui le noircirent dans l’esprit du calife. Il sut que sa perte était résolue et prit le parti de s’éloigner. Massoud rassembla donc les siens et se retira dans les Alpuharras, qui sont, comme vous le savez, une continuation des montagnes de la Sierra Morena, et cette chaîne sépare le royaume de Grenade d’avec celui de Valence.