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De toute façon, fidèle ou non, la traduction de Chojecki, en l’absence du texte français disparu, fournit aujourd’hui la seule version intégrale de l’œuvre. Peut-être de nouvelles recherches aboutiront-elles à retrouver une des copies que connaissait Klaproth. Dans ce cas, outre la publication en langue française qui va de soi, l’œuvre me paraît assez importante pour qu’une nouvelle traduction polonaise en soit tentée, plus exacte et plus respectueuse du texte de l’auteur que celle qui fait foi depuis plus d’un siècle.

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L’ouvrage comprend un avertissement, soixante-six Journées (qui semblent n’avoir été que soixante lors d’une première rédaction) et une conclusion. Un cadre général réunit des récits qui s’enchevêtrent. L’inspiration de ceux-ci est fort diverse. Si l’on excepte les Parades – courts morceaux de circonstances – et la comédie de 1794, c’est la seule œuvre d’imagination écrite par cet homme de science, érudit et scrupuleux.

Il semble y avoir travaillé une douzaine d’années, de 1803 à 1815. Il ne s’agit donc pas d’un caprice ou d’un divertissement sans lendemain. Pierre Wiaziemski raconte que la comtesse Potoka étant affligée d’une longue maladie, son mari prit l’habitude de lui lire les contes des Mille et Une Nuits. Quand il eut terminé, la comtesse réclama d’autres récits du même genre.

Potocki alors aurait écrit chaque jour un nouveau chapitre qu’il lisait le soir à la convalescente. Ce n’est là qu’une légende, issue sans doute de la structure du roman. Dans cette œuvre complexe, entrent à la fois les connaissances d’un historien passionné de l’antiquité, les réflexions d’un philosophe, les souvenirs d’un voyageur prompt à fixer le détail pittoresque ou significatif. Elle ne peut pas avoir été écrite au jour le jour.

L’expérience d’une vie s’y dissimule sous la variété et la fantaisie des épisodes.

Dans les premières Journées, le recours au fantastique constitue le caractère le plus remarquable de l’ouvrage.

Cette partie de l’œuvre emprunte au roman noir son décor et ses revenants. Mais elle confère brusquement à une littérature souvent puérile une épaisseur, une portée nouvelles. Elle la situe à un autre niveau. Ces Journées, qui sont alors des Nuits, prolongent les féeries de Cazotte et annoncent les spectres d’Hoffmann. Elles doivent sans doute aussi quelque chose au Vathek de Beckford, paru pour la traduction anglaise à Londres en 1786, pour le texte original français à Paris l’année suivante et dont Potocki a vraisemblablement eu connaissance lors de son séjour de 1791 à Paris et à Londres. Par de nombreux traits, elles appartiennent encore au xv111e siècle : les scènes galantes, le goût de l’occultisme, l’immoralité souriante et intelligente, le style enfin d’une élégante sécheresse, aisé, sobre et précis, sans bavure ni excès.

Par d’autres particularités, ces mêmes pages anticipent sur le romantisme : elles donnent un avant-goût des frissons inédits qu’une sensibilité nouvelle va bientôt demander à la fascination de l’horrible et du macabre.

L’œuvre marque ainsi une étape décisive dans l’évolution du genre.

Les récits publiés en 1804-1805 à Saint-Pétersbourg présentent cependant un caractère encore plus remarquable, qui tient, si je puis dire, à l’organisation du fantastique et qui constitue leur apport original. Comment ne pas sentir l’extrême singularité d’une structure romanesque fondée sur la répétition d’une même péripétie ? Car c’est toujours la même histoire qui est contée dans les différents récits emboîtés l’un dans l’autre que se font mutuellement les personnages du nouveau Décaméron, à mesure que leurs aventures les mettent en présence. La même situation est sans cesse reproduite et multipliée, comme si des miroirs maléfiques la reflétaient inlassablement. L’histoire, très variée dans l’anecdote, relate toujours les rencontres et les amours d’un voyageur avec deux sœurs qui l’entraînent dans leur lit commun, soit seules, soit quelquefois avec leur mère. Puis viennent les apparitions, les squelettes, les châtiments surnaturels.

La nature un peu scabreuse de ces épisodes successifs est très édulcorée dans l’édition de 1814. Mais elle apparaît des plus nettes dans la version confidentielle de Saint-Pétersbourg. Il s’agit d’ailleurs de récits parfaitement discrets, comme savait les écrire le xv111e siècle, où les gestes les plus troubles sont voilés, mais non dissimulés. Les deux sœurs sont musulmanes, ce qui permet de mettre sur le compte des mœurs des harems qu’elles trouvent si naturel de partager le même homme, en même temps qu’elles prennent du plaisir entre elles.

Leur nature véritable se révèle peu à peu et elles apparaissent ce qu’elles sont, c’est-à-dire des créatures démoniaques, succubes ou entités astrologiques liées à la constellation des Gémeaux.

L’auteur a varié le thème avec une ingéniosité admirable. L’obsession produite chez ses personnages eux-mêmes, puis chez le lecteur, par la répétition d’aventures analogues distribuées dans le temps et dans l’espace, constitue un effet littéraire d’une efficacité d’autant plus soutenue qu’elle ajoute l’angoisse d’une duplication infinie à celle qui découle normalement d’une subite intervention surnaturelle dans l’existence jusqu’alors banale d’un héros interchangeable.

Le retour identique d’un même événement dans l’irréversible temps humain représente à lui seul un recours assez souvent employé par la littérature fantastique.

Mais je ne connais guère de combinaisons aussi hardies, délibérées et systématiques des deux pôles de l’Inadmissible – l’irruption de l’insolite absolu et la répétition de l’unique par excellence – pour aboutir à ce comble d’épouvante, le prodige implacable, cyclique, qui s’attaque à la stabilité du monde avec ses propres armes, qui bientôt n’est plus un scandaleux miracle, mais la menace d’une loi impossible dont il convient désormais de redouter les effets récurrents, à la fois inconcevables et monotones. Ce qui ne peut pas arriver se produit : ce qui ne peut arriver qu’une fois se répète. Les deux se composent et inaugurent une espèce terrible de régularité.

Dans la suite du roman, le même thème revient, obsédant : ainsi dans l’Histoire du terrible Pèlerin Hervas ( Journées 48-53), les deux sœurs qui accueillent si aimablement le héros sont d’évidents avatars, des cousines d’Alphonse van Worden. D’autres épisodes font du Manuscrit trouvé à Saragosse une sorte de florilège de récits d’apparitions extraits des écrivains de l’antiquité, des compilations du Moyen Age ou du XVIe siècle, accessoirement du folklore des pays visités par Potocki.

Cependant, l’atmosphère devient bientôt plus picaresque que surnaturelle. Les travestis jouent un grand rôle : les fantômes ne sont plus que des vivants déguisés. Tout s’explique à la fin. Quelque artifice ingénieux rend compte du prodige qui d’abord inspirait l’épouvante.

Celle-ci le cède à la malice, le miracle à la mise en scène et le fantastique à l’illusionnisme.

Dans cette partie de l’ouvrage. Potocki utilise largement ses voyages et ses dons d’observation. L’action se déroule aussi bien en Égypte qu’à Rome ou au Mexique et, grâce à l’intervention du Juif errant, elle remonte sans peine le cours des temps.

Dans sa préface au Manuscrit trouvé à Saragosse, M. Leszek Kukulski, sans méconnaître les mérites de l’auteur dans le domaine du récit fantastique, voit surtout en lui le défenseur des Encyclopédistes contre Chateaubriand. Potocki a pu rencontrer ce dernier durant son séjour à Rome en 1803-1804, par l’entremise du Cardinal Borgia. En tout cas, il n’y a pas de doute que le Manuscrit développe à plusieurs reprises une philosophie de l’histoire qui s’oppose point par point à celle que défend Le Génie du Christianisme. L’ouvrage serait à prendre comme un traité polémique déguisé en roman.