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Lentement, mais sans quitter des yeux le prêtre, Ellis recula jusqu'à ce que sa main tremblante rencontrât le bois de son fauteuil sur lequel elle se laissa tomber lourdement.

— Qu'est-il arrivé ? Où sont ma sœur... mon beau-frère ? Pour que vous m'apportiez leur enfant, il faut...

Elle n'osa poursuivre, mais, à l'angoisse qui étranglait sa voix, l'abbé comprit qu'elle avait déjà deviné. Ses yeux gris s'emplirent de larmes et s'attachèrent avec une infinie pitié sur la vieille fille. Dans sa robe de soie grise et sous cet absurde bonnet blanc, à rubans verts, qui couronnait une épaisse chevelure, aussi rouge que les flammes, elle offrait une image à la fois bizarre et imposante. Instinctivement, elle repliait sous son siège sa jambe blessée. Une chute de cheval, survenue cinq ans plus tôt, l'avait rendue boiteuse sans espoir de guérison. De plus, l'abbé avait suffisamment l'habitude des êtres humains pour deviner la douloureuse et hautaine solitude de celle-ci. Il était navré d'ajouter à son malheur.

— Pardonnez-moi, murmura-t-il, d'être auprès de vous le messager du malheur. Voici un mois, vous le savez sans doute, la reine Marie-Antoinette est montée sur l'échaufaud déjà souillé du sang de son royal époux, malgré les efforts d'un groupe de fidèles, qui avait tenté de l'arracher, in extremis, à ce sort. Ils ont, bien sûr, échoué... Deux jours plus tard quelques-uns payaient de leur vie leur fidélité à la cause royale. Le marquis d'Asselnat était de ceux-là...

— Et ma sœur ?

— Elle a voulu suivre son époux dans la mort et s'est laissée arrêter en même temps que lui. La vie, sans Pierre, ne signifiait plus rien pour elle. Vous savez l'amour profond, passionné, qui les unissait. Ils ont marché à l'échafaud comme ils avaient marché à l'autel dans la chapelle de Versailles, la main dans la main... en souriant !

Un sanglot lui coupa la parole. De grosses larmes roulaient sur le visage d'Ellis, sans qu'elle fît rien pour les cacher. Elles lui semblaient si naturelles ! Il y avait longtemps que, sans bien s'en rendre compte, elle s'attendait à les verser ! Exactement depuis le jour où Anne, sa jeune et ravissante sœur, s'était éprise d'un beau diplomate français, depuis que pour le suivre elle avait renoncé à son pays, à sa religion, à tout ce qui lui avait été cher jusqu'à l'arrivée de Pierre d'Asselnat. Anne aurait pu être duchesse en Angleterre, elle avait choisi d'être marquise en France, crevant ainsi le cœur de la sœur aînée, de quinze ans plus âgée, qui avait veillé sur elle après la mort de leur mère. Ce jour-là, Ellis avait eu l'impression que sa petite sœur Anne s'en allait vers un destin tragique, sans trop savoir d'où lui venait ce pressentiment. Ce que lui annonçait l'abbé de Chazay n'était, somme toute, que l'accomplissement de ses cauchemars.

Emu de cette douleur silencieuse, le petit homme noir se tenait devant elle, berçant d'un geste machinal la fillette endormie. Mais, brusquement, Ellis se redressa. Elle tendit vers l'enfant des mains à la fois avides et tremblantes ; en l'enlevant doucement, elle la coucha contre sa maigre poitrine, scrutant avec une sorte de crainte la minuscule figure couronnée de légères boucles brunes. Elle passa, sur les petits poings serrés, un doigt précautionneux, timide. Les larmes séchaient sur son visage ingrat qu'une douceur envahissait.

Les jambes molles, brusquement accablé sous le poids de la fatigue accumulée depuis des semaines, l'abbé se laissa aller sur un siège, regardant la dernière des Selton découvrir l'instinct maternel. Eclairé par les flammes, le long visage encadré de cheveux roux offrait une intraduisible image d'amour et de douleur mélangés.

— A qui ressemble-t-elle ? murmura Ellis. Anne était si blonde et cette enfant a les cheveux noirs.

— Elle ressemble à son père, mais ses yeux seront sûrement ceux de sa mère. Vous verrez lorsqu'elle s'éveillera...

Comme si elle n'avait attendu que cette permission, Marianne ouvrit deux yeux aussi verts que de jeunes pousses et regarda sa tante. Mais, aussitôt, le nez minuscule se plissa, la petite bouche s'incurva en une lippe douloureuse et le bébé se mit à hurler. Surprise, Ellis tressaillit, manqua de la lâcher. Elle jeta vers l'abbé un regard proche de la panique.

— Mon Dieu ! Qu'a-t-elle ? Est-ce qu'elle est malade ? Lui ai-je fait mal ?

Gauthier de Chazay eut un bon sourire qui découvrit de solides dents blanches.

— Je crois qu'elle a simplement faim. Depuis ce matin, elle n'a rien pris qu'un peu d'eau puisée à une fontaine.

— Et vous non plus, bien sûr ! A quoi est-ce que je pense ? Je suis là, à écouter mon chagrin, tandis que vous mourez de faim et de fatigue, ce petit ange et vous.

En un instant, le silence du château vola en éclats. Les valets accoururent. L'un reçut l'ordre d'aller chercher une certaine Mrs Jenkins, les autres d'apporter à l'instant un souper confortable, du thé chaud et du vieux whisky. Parry, enfin, s'entendit ordonner de faire préparer une chambre pour l'hôte venu de France. Le tout s'exécuta avec une prodigieuse rapidité. Parry disparut, les valets apportèrent une table abondamment garnie et Mrs Jenkins fit l'entrée solennelle que commandaient ses fonctions dehousekeeper[1], son ample personne et son âge déjà mûr. Mais toute cette majesté fondit comme beurre au soleil quand lady Selton lui mit le bébé dans les bras.

— Tenez, ma bonne Jenkins... c'est tout ce qui nous reste de lady Anne. Ces maudits buveurs de sang l'ont tuée pour avoir voulu sauver la malheureuse reine. Il faut prendre soin d'elle, car elle n'a plus que nous... et moi, je n'ai plus qu'elle !

Quand tout le monde fut sorti, elle se retourna et l'abbé de Chazay vit que des larmes roulaient encore sur ses joues, mais elle fit un effort pour lui sourire, désigna la table servie :

— Installez-vous... Mangez, puis... vous me direz tout.

Longtemps, l'abbé parla, racontant sa fuite de Paris avec le bébé qu'il avait découvert, abandonné, dans l'hôtel d'Asselnat dévasté par les sectionnaires.

Cependant, au premier étage du château, dans une grande chambre tendue de velours bleu, Marianne, lavée et bien repue de lait chaud, s'endormait paisiblement, bercée par la vieille Jenkins. Fondue de tendresse, la digne femme balançait doucement le fragile petit corps, tendrement revêtu par elle de batistes et de dentelles qui avaient jadis servi à sa mère, et chantonnait pour elle une vieille ballade retrouvée au fond de sa mémoire :

O mistress mine, where are you roaming...

O mistress mine, where are you roaming

O stay and hear your true love's coming,

That causing both high and low...

Etait-ce à l'ombre fugitive d'Anne Selton que s'adressait l'antique chanson qu'avait rimée Shakespeare ou bien à l'enfant qui venait de trouver refuge au cœur de la campagne anglaise ? Il y avait des larmes dans les yeux de Mrs Jenkins tandis qu'en fredonnant elle souriait au bébé.

C'est ainsi que Marianne d'Asselnat entra, pour y vivre son enfance, dans le vieux domaine de ses pères et prit pied dans la vieille Angleterre.

1809 - LA MARIÉE DE SELTON HALL

1

UN SOIR DE NOCES...

La main du prêtre traça dans l'air une large bénédiction tandis qu'il prononçait les paroles rituelles et que les têtes s'inclinaient. Marianne comprit qu'elle était mariée. Une bouffée de joie l'inonda, presque sauvage dans sa violence, en même temps qu'un sentiment d'-irréversibilité absolue. A partir de cette minute, elle cessait de s'appartenir pour s'intégrer, corps et âme, à l'homme qu'on lui avait choisi, imposé, mais que, pour rien au monde, elle n'eût voulu différent. A l'instant même où, pour la première fois, il s'était incliné devant elle, Marianne avait su qu'elle l'aimait. Et, depuis, elle s'était fondue en lui avec la passion qu'elle mettait dans tout ce qu'elle faisait, avec toute l'ardeur d'un premier amour.