Ses jambes ne le portaient plus et chaque mouvement de ses bras lui tirait un gémissement. Il était allongé dans les bras de Miryem, qui lui soutenait la tête. Barabbas sourit de toutes ses dents.
— Barabbas, pour te servir. Ta fille est venue me demander de te tirer des griffes des mercenaires d’Hérode. Mission accomplie.
— Pas encore, murmura Abdias en sautant sur le sol. Je viens de voir une torche au pied de la muraille.
Barabbas ordonna le silence, écouta les voix des mercenaires qui approchaient et conclut dans un chuchotement :
— Ils auront du mal à nous repérer dans le noir. Tout de même, il faut ficher le camp en vitesse.
— Mon père ne peut pas courir, souffla Miryem.
— On va le porter.
— Les copains en ont décroché quatre autres qu’il faut porter aussi, marmonna Abdias.
— Eh bien, alors, qu’est-ce que vous attendez ? gronda Barabbas en chargeant Joachim sur son épaule.
Ils eurent le temps de monter dans les barques aux voiles déjà tendues avant que les mercenaires aient l’idée de courir jusqu’à la berge.
Le claquement des voiles, le grincement des bateaux les alertèrent, mais trop tard. Il y eut quelques tirs hasardeux. Les flèches et les javelots se perdirent dans l’obscurité. De l’autre côté de la forteresse, l’incendie faisait rage plus que jamais. Il menaçait de dévorer une partie de la ville, et les mercenaires ne s’attardèrent pas à poursuivre ceux qu’ils tenaient pour des voleurs de cadavres.
Les barques disparurent dans la nuit. Comme convenu, les pêcheurs en incendièrent deux, les plus vieilles et les moins manœuvrables. Ils les abandonnèrent à la merci du courant, afin de faire croire aux Romains et aux mercenaires qu’elles avaient été volées.
Tandis que la barque remontait le lac vers le nord, Joachim, les doigts engourdis par les liens qui lui avaient emprisonné les poignets, ne se lassait pas de palper les mains de Miryem et de lui caresser le visage. L’esprit encore confus, à demi défaillant de soif et de faim, le corps tout entier douloureux, il balbutiait des remerciements. Il les mélangeait à des prières à Yhwh, pendant que Miryem lui racontait comment elle s’était refusée à l’abandonner à la mort, malgré l’opposition de leurs voisins nazaréens, à l’exception de Yossef le charpentier et d’Halva, son épouse.
— Mais c’est moi qui ai eu l’idée pour te sauver, père Joachim, intervint Abdias. Sinon, Barabbas tout seul, il l’aurait pas fait.
— Alors, toi aussi je te remercie du fond du cœur. Tu es très courageux.
— Bah, c’était pas si difficile et pas gratuit. Ta fille m’a fait une promesse si j’y arrivais.
Le rire de Joachim résonna contre la poitrine Miryem.
— Sauf si elle a promis de t’épouser, je la tiendrai moi aussi, cette promesse.
La surprise rendit silencieux Abdias pendant un instant. À nouveau Miryem sentit le rire de son père qu’elle serrait contre elle. Plus que tout, c’était la preuve qu’elle l’avait bel et bien sauvé de l’horreur du champ des supplices.
— Bah ! c’est beaucoup moins que ça, marmonna Abdias. Elle a promis que tu me raconterais les histoires du Livre.
4.
Barabbas avait prévu leur fuite avec autant de minutie que la délivrance de Joachim.
La bande se dispersa. Certains, accompagnant les suppliciés rescapés, à l’exception de Joachim, traversèrent le lac avec l’aide des pêcheurs. La plupart disparurent rapidement sur les chemins menant aux épaisses forêts du mont Tabor. Les jeunes compagnons d’Abdias se répandirent dans les villages de la rive avant de rejoindre Tarichée et Jotapata pour y reprendre leur vie de gamins errants, tandis que leur chef demeurait avec Barabbas, Miryem et Joachim. Eux naviguèrent toute la nuit en direction du nord.
Sans quitter la rame de gouvernail, usant de sa longue expérience du lac pour anticiper les courants et maintenir sa voile gonflée malgré les hésitations du vent, le pêcheur se repérait à l’ombre dense de la rive, dont il ne s’éloignait jamais. À l’aube, ils laissèrent derrière eux les jardins de Capharnaüm. Miryem découvrit un paysage de Galilée inconnu.
Un entrelacs de collines recouvertes de chênes yeuses enserrait entre ses pentes d’étroites et tortueuses vallées. Çà et là, rompant le moutonnement des arbres, des falaises tombaient à pic dans l’eau du lac. Elles laissaient entrevoir des criques tourmentées où s’agrippaient quelques mauvaises bâtisses de pêcheurs aux toits de branchages. Le plus souvent, la forêt tenait lieu de berge. Infranchissable, elle n’offrait aucune plage ni anse où tirer les bateaux. Quelques rares villages se lovaient sur les bords des rivières cascadant des collines. Leur pêcheur dirigea l’embarcation vers l’un de ces hameaux. L’embouchure du Jourdain, à quatre ou cinq lieues plus au nord, se dessinait dans un halo de brume lumineuse.
Durant la nuit, Barabbas avait assuré à Miryem qu’il n’existait pas de meilleur refuge. Les mercenaires d’Hérode venaient rarement visiter cette contrée, trop pauvre, même pour les charognards du sanhédrin, et trop difficile d’accès. On ne pouvait l’atteindre qu’en bateau, ce qui ôtait l’arme de la surprise aux visiteurs mal intentionnés.
Il était facile de disparaître dans la forêt. Les collines offraient quantité de grottes discrètes. Barabbas en connaissait un bon nombre. Plus d’une fois, il y avait trouvé refuge avec sa bande. Enfin, il avait une bourse suffisamment pleine pour que les pêcheurs les accueillent sans rechigner ni poser de questions. Miryem ne devait pas s’inquiéter : ils seraient à l’abri aussi longtemps que la colère des Romains, et peut-être même celle d’Hérode, mettrait à se calmer.
En vérité, le choix de leur cache souciait peu Miryem. Ce qui, au contraire, la remplit d’inquiétude, dès que la lumière du jour les révéla, ce furent les blessures de son père.
Après avoir échangé quelques mots avec sa fille dans l’émotion de leur fuite de Tarichée, Joachim s’était assoupi sans que nul ne s’en rende compte sur le bateau. Toute la nuit, Miryem avait surveillé sa respiration rauque, souvent irrégulière. Elle s’était interdit de la trouver trop douloureuse et anormale. Mais, alors qu’il demeurait encore englouti dans le sommeil sous une peau de mouton, c’est un visage effrayant qui apparut dans l’aube laiteuse du lac.
Il n’était pas une parcelle de sa face qui n’eût reçu des coups. Ses lèvres gonflées, les pommettes et une arcade sourcilière ouvertes rendaient Joachim méconnaissable. Une vilaine balafre, due à un coup de lance ou d’épée, lui avait tranché une oreille et ouvert la joue jusqu’au menton. Bien que Miryem trempât sans cesse son voile dans l’eau du lac pour laver la blessure, celle-ci suintait en permanence.
Soulevant la peau de mouton, elle découvrit la poitrine de son père. La tunique qu’il portait quand il avait attaqué les percepteurs n’était plus qu’un lambeau maculé de sang séché. Les taches violacées des coups le recouvraient du ventre à la gorge. Là aussi le sang suintait des plaies déchiquetées qui déchiraient ses épaules et son dos. Et, bien sûr, les cordes de la croix avaient laissé ses poignets et ses chevilles à vif.
De toute évidence, il avait été battu, et avec tant de violence que l’on pouvait craindre que des blessures invisibles, plus graves encore que les visibles, ne mettent sa vie en danger.
Miryem se mordit les lèvres pour ne pas céder aux larmes.
A ses côtés, dans le lent ballant du bateau, elle devina que Barabbas, Abdias et le pêcheur détournaient les yeux, effarés par ce qu’ils voyaient. Dans le jour, il devenait difficile de dire si Joachim dormait ou s’il avait perdu conscience.
— Il est fort, murmura enfin Barabbas. Il a tenu jusqu’à la croix, il sait que tu es à côté de lui, il vivra pour plaire à sa fille !