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— Moi, je me doutais bien que tu te débrouillerais pour faire mentir ces charognards, ajouta Yossef avec un clin d’œil à Miryem. Mais j’avais peur que les mercenaires finissent par comprendre que tu avais quitté le village pour voler au secours de ton père.

— Bah ! grogna Barabbas avec mépris. Les Romains et les mercenaires sont tellement sûrs de leur force qu’ils en ont perdu toute imagination. En plus, ils ne comprennent pas notre langue.

— Eux, peut-être, protesta Yossef, mais les percepteurs sont rusés. S’ils méprisent notre accent de Galilée, ils ont l’oreille aussi fine que leurs doigts sont rapaces. Aussi, j’ai fait la leçon, à la synagogue, afin que chacun comprenne qu’il faut se taire. Mais tu sais comme vont les choses, Joachim. Il y en a toujours à qui on ne peut faire confiance.

Toutefois, un bien pouvant parfois surgir d’un mal, l’esprit de vengeance des percepteurs du sanhédrin n’avait fait qu’accroître la fureur des villageois et taire les dissensions.

— Ils nous ont saignés à blanc, soupira Yossef. Nous avons à peine de quoi survivre jusqu’à la prochaine récolte.

Les percepteurs avaient emporté tout ce qu’ils pouvaient, vidant les caves et les greniers de tous les sacs et les jarres qu’ils parvenaient à dénicher, et ordonnant aux mercenaires de charger si haut les charrettes que les mules peinaient à les tirer.

— Ici, ils ont retourné la maison de fond en comble, à la recherche de deniers que je ne possède pas. J’achevais d’assembler deux petits coffres pour les vêtements des enfants. Allez donc ! Ils les ont embarqués. Et aussi les figues qu’Halva venait de cueillir ! Elles ont dû pourrir avant d’arriver à Jérusalem, c’est certain, mais ils voulaient se saisir de tout. Pour le plaisir de nous humilier.

Yossef soupira tout en clignant de l’œil, goguenard.

— Seuls nos troupeaux leur ont échappé. Nous avions envoyé les bêtes dans les forêts avec quelques garçons.

— Et ces imbéciles n’ont pas été étonnés de leur absence ? s’enquit Barabbas.

— Oh que si ! Mais on a déclaré que c’était fini, que nous ne voulions plus de bétail, petit ou gros. Puisque chaque fois ils nous les prenaient, à quoi bon ? L’un des percepteurs a dit : « Vous mentez, comme toujours. Votre bétail court la forêt, j’en suis sûr. » Quelqu’un a répliqué : « Eh bien, allez donc dans la forêt voir s’il y est ou si le Tout-Puissant a transformé nos bêtes en lions ! »

Joachim et Barabbas approuvèrent en s’esclaffant. Yossef secoua la tête.

— Je peux vous jurer qu’on les a maudits. Notre bonheur fut d’autant plus grand d’apprendre que Miryem et Barabbas avaient réussi. De savoir que tu étais libre et bien vivant nous a lavé le cœur. Même ceux de la synagogue ont pensé que l’Éternel ne voulait pas de cette horreur. Même eux, qui, dès qu’un malheur nous touche, y voient la punition de l’Éternel !

Les yeux embués, emporté par l’exaltation, Yossef se leva soudain et agrippa Barabbas par les épaules.

— Ah ! Que l’Éternel te bénisse, mon garçon ! Tu nous as rendus joyeux et fiers. C’est ce qui nous manquait le plus.

Il fut sur le point d’enlacer Miryem et de l’embrasser. Une timidité le retint. Il lui prit les mains et les baisa tendrement.

— Toi aussi, Miryem, toi aussi ! Comme nous sommes fiers de toi, Halva et moi !

Halva eut un grand rire moqueur et heureux. La saisissant par la taille, elle entraîna Miryem à l’intérieur. Les deux plus jeunes enfants, énervés par l’agitation inhabituelle, commençaient à geindre.

— Tu vois dans quel état se met mon Yossef ? chuchota-t-elle, ravie. Regarde-le : il est plus rouge qu’une fleur de caroube ! Quand l’émotion le saisit, c’est l’homme le plus tendre que Dieu ait créé. Aussi doux qu’une agnelle. Mais si timide ! Si timide !

Miryem posa sa joue contre celle de son amie.

— Tu ne peux savoir comme c’est bon de vous retrouver tous les deux. Et je suis impatiente de revoir ma mère. Je ne pensais pas lui infliger une telle douleur en quittant la maison.

Tandis que le petit Shimon attrapait sa tunique, Halva s’inclina sur le berceau pour soulever Libna, qui criait de faim et d’impatience.

— Bah ! Dès qu’elle vous verra, ton père et toi, elle oubliera sa…

Elle s’interrompit brutalement, les joues livides, les paupières closes et le souffle court. Miryem lui retira vivement la petite des bras.

— As-tu mal ? souffla-t-elle.

Halva prit le temps de respirer profondément avant de répondre :

— Non, ne t’inquiète pas. Ce ne sont que des étourdissements ! C’est chaque fois si soudain…

— Va te reposer un instant. Je m’occupe des enfants.

— Allons donc ! protesta Halva en s’efforçant de sourire. Tu dois être bien plus fatiguée de moi, toi qui as marché toute la journée.

Miryem berça doucement Libna, qui entremêlait ses doigts minuscules aux longues boucles de ses cheveux dénoués. Attirant Shimon contre elle d’une caresse, elle insista, soucieuse :

— Laisse-moi donc t’aider. Va prendre du repos. Tu es pâle à faire peur.

Halva céda de mauvaise grâce. Elle s’allongea sur une couche d’alcôve au fond de la pièce, observant son amie. En un instant, Miryem prépara la bouillie de froment de Libna et les galettes de Shimon et de Yossef, de deux ans plus âgé, tandis que l’aîné, le tranquille Yakov, aidait comme il pouvait. Puis elle joua avec eux avec tant de simplicité, de tendresse, que les enfants, aussi confiants que s’ils avaient été avec leur mère, oubliaient leurs caprices et leurs inquiétudes.

Dehors, de sa voix monocorde et doucement passionnée, Yossef racontait encore et encore à Barabbas et à Joachim comment la nouvelle de leur exploit était parvenue à la synagogue, colportée par un marchand d’encre.

D’abord, les uns et les autres avaient douté que l’information fût véridique. Les rumeurs rapportaient souvent tant de choses que l’on désirait vraies et qui se révélaient fausses. Pourtant, le lendemain, puis le surlendemain, d’autres marchands, venus de Cana et de Sepphoris, l’avaient confirmé : le brigand Barabbas avait mis le feu à Tarichée pour délivrer des suppliciés du champ de douleur. Et parmi eux, il y avait Joachim.

Chacun avait alors poussé un soupir de soulagement, même ceux qui avaient déjà fait leur deuil de Joachim. La joie s’était vite muée en un sentiment de victoire.

— Entrerais-tu ce soir à Nazareth que tout le village t’acclamerait, conclut Yossef. Ils ont oublié les cris qu’ils poussaient lorsque Miryem a annoncé qu’elle partait réclamer l’aide de Barabbas pour te sauver !

— Attention, marmonna Joachim en fronçant les sourcils, c’est maintenant que cela pourrait devenir dangereux pour Nazareth.

— C’est bien ce qui me paraît bizarre, opina Barabbas. Voilà des jours que nous avons botté les fesses des Romains à Tarichée. Aujourd’hui, les mercenaires devraient être ici, en train de brutaliser le village.

— Oh, pour ça, je crois qu’il existe une raison bien simple, répliqua Yossef. On raconte qu’Hérode est si malade qu’il n’a plus toute sa tête. Il paraît que son palais est pire qu’un nid de serpents. Ses fils, sa sœur… le frère, la belle-mère, les serviteurs… pas un qui n’ait envie de hâter sa mort pour prendre sa place. Ils ruissellent de haine, tous autant qu’ils sont, et le chaos règne au palais d’Antonia, à Jérusalem, ainsi qu’à Césarée. Les officiers romains ne sont pas prêts à soutenir les folies de cette famille dégénérée. Si ce fou d’Hérode survit à sa maladie et apprend qu’ils ont agi sans son consentement, ils sont bons pour la fosse. Notre roi est fou, mais il est le maître d’Israël depuis le premier grain de froment jusqu’aux lois impies qui sortent du sanhédrin. Nous, les pauvres de Galilée, nous craignons ses mercenaires et ses charognards. Mais eux le craignent autant que nous. Alors, tant qu’il est malade et qu’il ne donne pas d’ordre, nul ne s’aventure hors de son ombre.