— Voilà une nouvelle qui me réchauffe le cœur ! s’exclama Barabbas bruyamment. Et qui me souffle que j’ai raison de vouloir…
Il ne put continuer. Des cris, des appels, des pas les firent se lever des bancs. Hannah se précipitait dans l’ombre des platanes, les mains levées au-dessus de la tête.
— Joachim ! Dieu Tout-Puissant ! Béni soit l’Éternel ! Tu es là, je te vois ! Moi qui refusais de croire ce gamin…
Joachim accueillit son épouse contre lui. Hannah l’enlaça de toutes ses forces, balbutiant encore, la bouche mouillée de larmes :
— Oui, c’est bien toi ! Tu n’es pas un démon. Je reconnais ton odeur ! Oh, mon époux, t’ont-ils fait mal ?
Joachim allait répondre, quand Hannah s’écarta, les yeux grands ouverts, la bouche béante, les traits convulsés par la panique.
— Où est Miryem ? Elle n’est pas avec toi ? Elle est morte ?
— Non, mère ! Je suis ici.
Hannah pivota, la vit qui accourait depuis le seuil de la maison.
— Ma folle de fille ! Tu m’as fait une de ces peurs !
Sous l’effet de tant d’émotions accumulées, Hannah respirait péniblement, n’était plus capable de caresser leurs visages, leurs yeux bien-aimés. L’on crut, avant d’en rire un peu, qu’elle allait défaillir.
Abdias, qui l’avait suivie de loin, emmêla un peu plus son abondante tignasse en un geste perplexe.
— Bon sang ! Elle a failli ameuter tout le village quand je lui ai appris que Miryem était ici avec le père Joachim, confia-t-il à Barabbas. Pas moyen qu’elle me croie. Elle voulait que je sois un espion des mercenaires. Je l’attirais dans un piège, disait-elle, des craques dans ce genre. Impossible de lui fermer le clapet sans se fâcher. Encore heureux que Miryem ne lui ressemble pas !
*
* *
Plus tard, une fois la nuit tombée, une fois tous serrés autour d’une lampe et alors que les femmes et les enfants dormaient, Barabbas, à voix basse, révéla à Yossef son grand projet. Le temps était venu de lancer une révolte qui embraserait la Galilée, puis Israël tout entier, renversant le pouvoir honni d’Hérode et libérant le pays du joug romain.
— Comme tu y vas ! souffla Yossef, les yeux écarquillés.
— Si ce que tu racontes sur Hérode est vrai, alors, il n’y a pas meilleur moment.
— Faible, Hérode l’est sans doute. Mais faible à ce point…
— Si tout le pays se lève contre lui, qui le soutiendra ? Pas même les mercenaires, qui auront peur pour leur solde.
— C’est une idée folle, intervint Joachim. Aussi folle que Barabbas lui-même. Mais c’est ainsi qu’il m’a sauvé de la croix. Cela mérite que nous en discutions avec ceux qui haïssent autant que nous Hérode et ces pourris de sadducéens du Temple : les zélotes, les esséniens et certains pharisiens. Parmi eux, il y a des sages qui prendront le temps de nous écouter. Si nous parvenions à les convaincre d’entraîner leurs fidèles dans notre révolte…
— Quand le peuple les verra s’allier à nous, il saura qu’il est temps pour lui de se battre, renchérit Barabbas avec fougue.
Yossef ne les contredit pas. Il ne doutait ni de leur volonté ni de leur courage. Comme Joachim et Barabbas, il était convaincu que subir passivement la folie d’Hérode ne menait qu’à davantage de souffrances.
— Si votre désir est de réunir des gens pour parler, cela peut se faire ici, dans ma maison, dit-il. Le risque n’est pas bien grand. Nous sommes à l’écart de Nazareth et, à ce jour, les Romains ne me suspectent pas. Ceux que vous inviterez pourront nous rejoindre sans crainte. Les chemins détournés qui conduisent jusqu’ici ne manquent pas. Ils n’auront pas même à passer par Nazareth.
Barabbas et Joachim le remercièrent avec gratitude. La vraie difficulté était de trouver des hommes auxquels l’on pouvait se fier. Des hommes de sagesse mais aussi de cœur et d’un peu de pouvoir. Des hommes capables de se battre, mais pas des têtes brûlées. Ce qui n’abondait pas.
Bien vite, les mêmes noms revinrent sur les lèvres de Joachim et de Yossef. Ils arrêtèrent leur choix sur deux esséniens dont la réputation d’indépendance et d’opposition au temple de Jérusalem était sûre : Joseph d’Arimathie, sans doute le plus sage, et Guiora de Gamala. Celui-ci menait une fronde dans le désert près de la mer Morte. Ensuite, Joachim évoqua le nom d’un zélote de Galilée qu’il connaissait et à qui il faisait confiance.
Barabbas grimaça. Sa défiance envers les hommes de religion était grande.
— Ils sont encore plus fous de Dieu que les esséniens.
— Mais ils se battent contre les Romains, dès qu’ils en ont l’occasion.
— Ils sont tellement intransigeants qu’ils effraient les villageois ! On dit même que parfois ils battent ceux qui ne prient pas à leur convenance. Ce n’est pas avec eux que l’on convaincra ceux qui doutent de nous et hésitent à nous suivre.
— Ce ne sera pas sans eux non plus. Et cette histoire de paysans battus, je n’y crois pas. Les zélotes sont durs et austères, c’est vrai, mais ils sont braves et ne reculent pas devant la mort quand ils affrontent les mercenaires et les Romains…
— Tout ce qu’ils veulent, c’est imposer leur idée de Dieu, insista Barabbas en élevant le ton. Jamais ils ne se battent parce que les gens ont faim ou pour leur épargner les humiliations d’Hérode.
— C’est bien pour cela qu’il faut les convaincre. J’en connais au moins deux qui sont des hommes de bien : Éléazar de Jotapata et Lévi le Sicaire, de Magdala. Ils se battent, mais ils savent aussi écouter et respecter d’autres opinions que la leur…
De mauvaise grâce Barabbas accepta les zélotes. Mais la dispute reprit, plus forte, au sujet de Nicodème. C’était le seul pharisien du sanhédrin qui, à ce jour, avait montré de l’humanité et de l’intérêt pour la Galilée. Joachim était favorable à sa venue, Barabbas furieusement contre, et Yossef hésitait.
— Comment peux-tu vouloir appeler à l’aide un pourri du sanhédrin ? Toi qui as donné un coup de lance à un percepteur ? s’insurgea Barabbas.
— Ne confonds pas tout ! protesta Joachim, agacé. Nicodème s’oppose aux sadducéens qui nous saignent à la moindre occasion. Il s’est toujours montré attentif à nos doléances. Il s’est rendu plus d’une fois dans les synagogues de Galilée pour nous entendre.
— La belle affaire ! Ça ne lui coûte pas cher ! Il vient, il bâille et il retourne à Jérusalem dans ses coussins…
— Je te dis qu’il est différent.
— Et pourquoi ? Ouvre les yeux, Joachim : ils sont tous pareils ! Des lâches et des vendus à Hérode. C’est tout. Si ton Nicodème ne l’était pas, il ne siégerait pas au sanhédrin. Dès qu’il saura que nous préparons une révolte, il nous dénoncera…
— Pas Nicodème. Il s’est dressé contre Ania, le grand prêtre, en pleine réunion du Temple. Hérode a voulu le jeter en prison…
— Justement, il a évité les fers ! Il ne s’est pas retrouvé comme toi sur la croix. Tu peux être sûr qu’il a courbé la nuque bien bas et demandé pardon… Je te dis qu’il va nous trahir ! Nous n’avons pas besoin de lui !
— Ah, c’est sûr ! Toi, tu n’as besoin de personne ! s’énerva Joachim pour de bon. Tu peux soulever le peuple partout dans le pays sans l’ombre d’un appui à Jérusalem ou au sanhédrin ! En ce cas, vas-y. Pourquoi attendre ? Vas-y donc…
— Ne suffirait-il pas d’un peu de prudence ? suggéra Yossef d’une voix apaisante. Nicodème, nous l’écouterions sans toujours livrer le fond de notre pensée.