— Et l’écouter pour quoi ? s’obstina Barabbas. Pour être bien certain qu’il est lâche, comme tous les pharisiens ?
— À quoi bon discuter ! explosa Joachim. Tu raisonnes comme un enfant.
La querelle dura encore un moment avant que Barabbas cède en s’enfermant dans une mauvaise humeur qui ne le quitta plus.
Restait à écrire et à expédier les messages conviant à la réunion. Joachim s’attela à la rédaction tandis qu’Abdias et sa bande d’am-ha-aretz se divisèrent en petits groupes de deux ou trois prêts à s’éparpiller à travers le pays.
— Ne leur confie-t-on pas une tâche trop lourde ? interrogea Yossef.
— Allons donc ! s’irrita encore Barabbas. On voit bien que tu ne les connais pas. Ils sont plus débrouillards que des singes. Ils pourraient porter des messages jusqu’au Néguev, s’il le fallait.
Yossef opina, préférant ne pas raviver inutilement la colère de Barabbas. Ce n’est que plus tard, dans la soirée et après le bien-être du repas, qu’il laissa, d’une voix circonspecte, transparaître ses doutes :
— Je nous vois ici, perdus sur ce flanc de colline de Galilée, et j’ai du mal à croire que nous puissions, à nous trois, lancer une insurrection qui soulèverait Israël.
— Voilà des mots que je suis bien heureux d’entendre ! s’exclama Joachim, railleur. J’aurais douté de ton intelligence si tu ne les avais pas prononcés. En vérité, voilà la question : devons-nous embrasser les folies de Barabbas pour contrer les folies d’Hérode ?
Barabbas leur adressa un regard lourd de reproches, refusant d’entrer dans la plaisanterie.
— Miryem est plus maligne et moins timorée que vous, les charpentiers, marmonna-t-il avec aigreur. Elle dit que j’ai raison. « C’est nous qui décidons si nous sommes impuissants devant le roi. Croire que ses mercenaires sont toujours plus forts que nous, c’est lui donner raison de nous mépriser. » Voilà ce qu’elle dit.
— Il est vrai que ma fille parle bien. Parfois, je pense qu’elle serait capable de convaincre une pierre de voler. Mais est-elle moins folle que toi, Barabbas ? Ça, Dieu seul le sait.
Joachim souriait et l’affection adoucissait ses traits. Barabbas se détendit.
— Tu es peut-être trop vieux pour la révolte, voilà tout ! fit-il en tapant l’épaule de Joachim.
— Recueillir l’avis de quelques sages ne peut faire de tort, intervint Yossef prudemment.
— Foutaise ! On n’a jamais vu une révolte se faire avec des « sages », comme tu dis. C’est des types comme moi que l’on devrait faire venir. Des larrons, des canailles qui n’ont pas froid aux yeux !
*
* *
Le lendemain, dès l’aube, munis des lettres et de mille conseils scandés par Barabbas, Abdias et ses camarades quittèrent la demeure de Yossef.
Avant de partir, le jeune am-ha-aretz s’assura qu’à son retour Joachim achèverait de lui raconter l’histoire d’Abraham et de Sarah ou celle, encore plus magnifique, de Moïse et de Tsippora. Joachim promit, ému bien plus qu’il n’y paraissait.
Sa paume pesant affectueusement sur la nuque du garçon, il l’accompagna un bout de chemin. Ils se séparèrent à l’orée de la forêt. Abdias déclara qu’il allait couper au travers pour gagner du temps.
— Prends bien soin de toi, père Joachim ! lança-t-il avec une mimique moqueuse. Faut pas que je t’aie décroché de la croix pour rien. Prends soin de ta fille, aussi. Un de ces jours, peut-être bien que je te la demanderai pour épouse.
Joachim se sentit rougir. Abdias courait déjà dans les fougères. Son rire espiègle résonnait entre les troncs d’arbres. Après qu’il eut disparu, Joachim demeura un instant pensif.
Les paroles provocantes d’Abdias tournaient dans son esprit. Il se revit dans la synagogue de Nazareth, quelques années plus tôt, l’un de ces jours où le rabbin tonnait à pleine voix. Pour une raison bénigne, il était en colère contre les am-ha-aretz. Il fallait les fendre en deux, assurait-il, aussi fermement que des poissons. Il s’était emporté, dressant un doigt vers le ciel et criant dans sa barbe : « Un Juif ne doit pas épouser une am-ha-aretz. Et cette engeance doit moins encore toucher à nos filles ! Ils sont sans conscience, et prétendre que ce sont des hommes est ridicule ! »
Maintenant, dans le calme revenu du sous-bois, Joachim eut honte de ces mots qui lui revenaient à la mémoire. Il s’en sentit souillé.
Se pouvait-il que les am-ha-aretz, ces pauvres parmi les pauvres que méprisaient tant les docteurs de la Loi, ne soient que les victimes du dégoût vicieux des nantis ? Le mépris des riches pour l’indigent, l’Éternel Lui-même n’était pas parvenu à l’extirper du cœur des hommes.
Cependant, Abdias était la crème des garçons. Cela sautait aux yeux. Un petit gars valeureux, avide d’apprendre et affectueux dès qu’on ne le rejetait pas d’emblée. Combien de pères ne rêvaient-ils pas d’un pareil fils ?
Tout à coup, Joachim se demanda si l’envoyer comme ambassadeur près du sourcilleux essénien Guiora, qui prêchait tant la pureté, était une bonne idée. En vérité, ni Barabbas ni lui n’y avaient songé. Cela pourrait bien compromettre la rencontre avant même qu’elle ait lieu.
Néanmoins, réfléchissant sur le chemin du retour jusqu’à la maison de Yossef, Joachim décida de s’en remettre à la sagesse suprême du Tout-Puissant, de taire son inquiétude et de ne pas attiser l’impatience déjà bien assez ombrageuse de Barabbas.
6.
Durant quelques semaines, ils oublièrent le drame qui les réunissait et la bataille qui les attendait. Les journées s’écoulèrent, douces et calmes, émaillées de petits bonheurs trompeurs comme le silence avant l’orage.
Miryem se chargea du soin des enfants. Halva s’accorda enfin le repos qui lui était nécessaire. Ses joues reprirent des couleurs, ses vertiges s’espacèrent et, chaque jour, son rire retentissait à l’ombre des grands platanes.
Joachim ne quittait plus l’atelier de Yossef. Il effleurait de la paume les outils, portait des copeaux à ses narines, caressait le poli du bois comme il avait, dans l’émerveillement de sa jeunesse, esquissé ses premières caresses amoureuses.
Lysanias, discrètement prévenu par Hannah, accourut, balbutiant de bonheur, bénissant Miryem, lui baisant le front. Il apporta de bonnes nouvelles de la vieille Houlda. Elle ne se ressentait plus des coups qu’elle avait reçus, retrouvait son allant et même son sale caractère.
— Elle me traite en vieux mari, gloussa-t-il avec ravissement. Aussi mal que si nous avions toujours vécu ensemble.
Le travail en commun lui manquait si fort qu’il se mit aussitôt à l’ouvrage avec Yossef et Joachim. En quelques semaines, à eux trois, ils réalisèrent l’ouvrage de quatre mois.
Chaque soir, rangeant ses outils comme il en avait l’habitude depuis des lustres, Lysanias déclarait avec satisfaction :
— Eh bien ! Voilà qui te fait gagner un bout de chemin. Yossef, qui d’ordinaire approuvait d’un sourire reconnaissant, avant d’inviter tout le monde au repas, déclara un jour :
— Ça ne peut pas continuer ainsi. Je paie son dû à Lysanias, mais toi, Joachim, tu travailles sans accepter de salaire. C’est d’autant plus injuste que l’on me passe des commandes du fait que ton atelier est fermé. Je me fais honte. Il nous faut trouver un arrangement.
Joachim rit de bon cœur.
— Allons donc ! Le gîte, le couvert, le plaisir de l’amitié et la paix, le voilà, notre arrangement, Yossef. Cela me suffit. Ne t’inquiète pas, mon bon ami. Le risque que tu prends en m’accueillant ici avec Miryem est bien assez grand.
— Ne parle pas de Miryem ! Elle travaille autant qu’une servante.
— Que non ! Elle soulage ton épouse. Paie Lysanias comme il se doit, Yossef. Pour ce qui est de moi, n’aie aucun scrupule. Le bonheur à travailler avec toi me suffit. Dieu seul sait quand je pourrai récupérer mon atelier, et rien ne me comble davantage que de pouvoir m’agiter dans le tien.