Выбрать главу

Yossef protesta sans se départir de son sérieux. Joachim n’était pas sage. Il devait songer au lendemain, penser à Miryem et à Hannah.

— Désormais, que tu le veuilles ou non, à chaque commande payée je mettrai de côté de l’argent pour toi.

Lysanias interrompit la discussion.

— Surtout, Yossef, impose des délais à tes clients, et des retards, aussi. Sinon, ils vont croire que tu as pactisé avec les démons pour travailler aussi vite !

Seul Barabbas demeurait d’humeur sombre. Impatient, sur le qui-vive, il restait persuadé que les mercenaires allaient fondre sur Nazareth pour se venger de la disparition de Joachim. Qu’ils s’en abstiennent le troublait et il craignait un mauvais coup. Pour ne pas être pris par surprise, il décida de faire le berger.

Du matin au soir, enveloppé d’une vieille tunique de lin aussi brune que la terre, il s’aventurait sur les pentes d’herbe folle autour de la maison, au milieu des têtes de petit bétail que Yossef avait réussi à soustraire à la rapacité des percepteurs. Il s’éloignait assez pour surveiller les allées et venues autour du village. Il prit tant de plaisir à cette liberté, à ces longues marches dans les parfums des collines exaltés par la chaleur de fin de printemps, qu’il lui arriva plus d’une fois de dormir à la belle étoile.

Son impatience, sa rage d’en découdre avec les mercenaires atténuèrent sa vigilance. Si bien qu’il ne s’aperçut pas du retour d’Abdias, plus discret qu’une ombre.

*

* *

La nuit n’allait pas tarder. Miryem venait d’embrasser les enfants après leur avoir raconté une dernière histoire. Halva dormait déjà. De l’atelier derrière la maison lui parvenaient de joyeux éclats de voix. Voilà que de nouveau Joachim, Lysanias et Yossef manifestaient leur joie à travailler ensemble, songea-t-elle. Et, comme d’habitude, ils s’installeraient autour de la table, aussi avides de nourriture que de paroles.

Leurs discussions pouvaient durer des heures quand Barabbas était présent. Pourtant, elle ne parvenait pas à les prendre réellement au sérieux.

— Ne croirait-on pas des enfants qui veulent refaire le monde que le Tout-Puissant a créé ? avait-elle confié à Halva.

Toutes les deux plaisantaient en cachette, complices, de ce spectacle offert par l’orgueil des mâles. S’amusant encore à cette pensée, Miryem passa dans la pièce principale de la maison. Il faisait déjà sombre. L’odeur d’un tilleul embaumait, poussée par la brise du soir.

Elle alla chercher les lampes et une jarre d’huile afin de les remplir. A son retour, elle crut percevoir un souffle, une présence derrière elle. Elle scruta la pénombre du crépuscule autour d’elle. Celle-ci ne recelait aucune surprise. Aucune silhouette ne se tenait sur le seuil, découpée sur le ciel rougeoyant.

Elle se remit à la tâche. Mais, quand elle battit le briquet, des doigts légers lui ôtèrent la pierre des mains. Miryem s’écarta en poussant un cri, lâchant la mèche d’amadou. Un murmure s’éleva :

— C’est moi, Abdias. Pas la peine d’avoir peur !

— Abdias ! Quel sot ! Tu m’as effrayée. En voilà des manières de voleur !

Elle rit, attirant le garçon contre elle. Abdias s’abandonna en frissonnant à son étreinte avant de s’écarter non sans rudesse.

— Je ne voulais pas te faire peur ! chuchota-t-il, ému, en enflammant l’amadou. C’était bien de te regarder, après tout ce temps. Je suis drôlement content de te voir.

Les flammes des mèches grandirent assez pour dissiper l’ombre. Miryem devina la gêne soudaine du garçon après cet aveu. Elle ébouriffa sa chevelure sauvage d’un geste maternel.

— Moi aussi, je suis contente de te voir, Abdias… Es-tu revenu seul ?

— Non.

Abdias désigna l’atelier de Yossef d’un pouce négligent.

— Ils sont là. Les deux grands sages esséniens, comme dit ton père. Celui de Damas, pas de problème. Peut-être bien que c’est un vrai sage. Mais l’autre, Guiora de Gamala, c’est un fou. Il ne voulait même pas me voir. Alors m’écouter et prendre la lettre de Joachim, tu penses ! Je suis arrivé à Gamala blanc de poussière et la langue pendante. Crois-tu qu’ils m’auraient donné quelques gouttes d’eau ? Rien du tout.

Abdias grogna de dégoût.

— Les copains voulaient repartir, parce qu’il y avait un grand marché où l’on pouvait trouver de quoi se nourrir et faire nos affaires.

Miryem leva un sourcil accusateur.

— Tu veux dire voler ?

Abdias eut une grimace magnanime.

— Après toute la route et un pareil accueil, fallait bien qu’ils s’amusent. Moi, j’y suis pas allé. Je me suis arrangé à ma manière pour faire passer le message de Joachim à ce vieux poilu.

La fierté illumina son visage, estompant la bizarrerie de ses traits. La braise obscure de ses pupilles scintillait.

— Pendant trois jours et trois nuits, j’ai pas bougé de devant l’espèce de ferme où il habite avec ceux qui le suivent, expliqua-t-il. Tous avec la même tunique blanche, une barbe si longue qu’ils pourraient marcher dessus. Toujours un air furieux comme s’ils allaient te couper en morceaux. Toujours en train de se laver et de prier. Ils prient, ils prient, ils prient ! J’ai jamais vu des gens prier autant. Mais, quand même, en trois jours, ils ont eu tout le temps de me voir. Et ça les agaçait. Le quatrième jour, surprise ! j’étais plus là. Plus de am-ha-aretz pour souiller leurs regards. Ils ont couru raconter la bonne nouvelle à Guiora. Mais le soir, nouvelle surprise ! Quand Guiora entre dans sa chambre, qu’est-ce qu’il voit ? Moi, assis sur sa couche ! Le bond qu’il a fait, le cri qu’il a poussé, le sage essénien…

Abdias s’esclaffa de bon cœur au souvenir de la scène.

— J’aurais voulu que tu l’entendes, ameutant toute sa clique. Et moi, calme alors qu’ils étaient tous autour de moi à me houspiller. Il a fallu attendre qu’ils se fatiguent et j’ai pu raconter. Ça lui a demandé encore deux ou trois jours pour se décider. Quand même, nous voilà. Le retour a pris du temps parce qu’on s’arrêtait vingt fois par jour pour les prières… Si on doit faire la révolte avec Guiora, ce sera pas drôle.

Lorsqu’elle découvrit Guiora à son tour, Miryem songea qu’Abdias n’avait pas tort. Elle aussi fut impressionnée par l’apparence et le caractère du sage de Gamala.

L’homme était si petit, si barbu, qu’on ne pouvait lui donner d’âge. Sa silhouette paraissait fragile. Pourtant, il possédait une formidable énergie. Il ponctuait chacune de ses phrases d’un mouvement sec des mains, tandis que sa voix modulait les mots avec une gravité frissonnante. Ses yeux, lorsqu’il captait votre regard, ne vous lâchaient plus, vous donnant envie de baisser les paupières comme on se protège d’un éclat coupant.

Le soir même de son arrivée, il exigea que ni elle, ni Halva, ni Abdias ne partagent son repas. Cela eût été impur, expliqua-t-il, car les femmes et les enfants portent par nature faiblesse et infidélité. Seul Yossef et Joachim purent rompre le pain à sa table ainsi que, bien sûr, l’autre nouveau venu qui se nommait Joseph d’Arimathie et avait fait tout le chemin depuis Damas. Il y dirigeait, lui aussi, une communauté d’esséniens. Pourtant, s’il portait la même tunique d’un blanc immaculé que Guiora, il en était tout le contraire.

Grand et large, la barbe courte, le crâne chauve, les traits empreints de gentillesse, des manières accueillantes et douces. Il n’eut aucun regard désagréable pour Abdias. Miryem se sentit portée vers lui par une sympathie immédiate, sans autre raison que la sérénité lumineuse qui émanait de sa personne. Sa présence paisible parut, comme par magie, modérer la virulence de Guiora.