— Il y en a un qui arrive par le chemin de Tabor !
— Le sage du sanhédrin ?
— On dirait pas. Ou alors il est déguisé. On croirait plutôt une ombre.
En compagnie de Barabbas et des enfants de Yossev, Joachim se porta à la rencontre du nouvel arrivant. Dès qu’il en aperçut la silhouette, il comprit que ceux-ci avaient raison. Ce n’était pas Nicodème. Vêtu d’un manteau de lin brun, la capuche lui voilant le visage, l’homme avançait vite et son ombre paraissait courir derrière lui tel un fantôme.
— Qui peut être ce bougre ? grommela Joachim. Crois-tu que nous l’ayons invité ?
Barabbas se contenta de suivre l’inconnu du regard. À l’instant où ce dernier bascula son capuchon, il s’exclama :
— Matthias de Guinchala !
L’homme poussa un cri chevalin, agita des mains scintillantes de bagues d’argent. Barabbas lui agrippa les épaules, ils s’enlacèrent avec force démonstrations d’amitié.
— Joachim, je te présente mon ami, un frère, autant dire. Matthias a conduit la révolte de Guinchala l’an dernier. S’il en est un, en Galilée, qui peut faire montre de courage contre les mercenaires d’Hérode, le voilà.
En vérité, ce courage lui avait sculpté la face, songea Joachim en le saluant. Le front de Matthias était barré de deux larges cicatrices traçant un vide pâle et disgracieux dans sa chevelure. Sous sa barbe grisonnante, on devinait des lèvres couturées et des gencives aux dents rares. Pour l’ensemble, un visage terrible et qui expliquait pourquoi Matthias préférait le cacher sous une capuche.
— J’ai appris que tu te baladais par ici, dit-il à Barabbas. L’envie m’a pris de venir te féliciter pour ton exploit à Tarichée ! Et causer de votre révolte…
Barabbas rit avec une jovialité excessive qui dissimulait mal son embarras, alors que Joachim s’étonnait :
— Tu l’as su ? Et comment ?
— Je sais tout ce qui se passe en Galilée, rigola Matthias. Il saisit le poignet de Barabbas de ses doigts bagués.
— Tu aurais pu m’inviter avec un beau message, comme les autres.
— Tu sais aussi pour les messages ? s’étonna froidement Joachim. En effet, on ne peut rien te cacher.
— Tu as attrapé un des gosses, c’est ça ? marmonna Barabbas, avec une grimace offusquée, mais peu convaincante.
— Celui qui allait porter ton message à Lévi le Sicaire, déclara Matthias avec un clin d’œil appuyé. Il ne faut pas lui en vouloir. Devant moi, le pauvre gamin a eu la trouille. Devant un autre, il aurait tenu sa langue. Mais bon, je lui ai donné une jolie bourse pour prix de son dévouement. Je voulais te faire la surprise.
Joachim les observait, entre ironie et colère. La comédie que lui jouaient les deux compères de brigandage ne le trompait pas. Pas un instant il ne douta que Barabbas se fût débrouillé pour prévenir Matthias… Et sans confier à quiconque cette invitation, de crainte que Joachim ne s’y opposât. Ce dont il se serait abstenu, car ce n’était pas une mauvaise idée.
— Une surprise qui devrait plaire à nos amis, approuva-t-il d’un ton narquois qui fit comprendre aux deux larrons qu’ils ne l’avaient pas abusé.
*
* *
Assurément, l’entrée de Matthias dans la cour de la maison fit son effet. Abdias ne cacha pas enthousiasme.
— Voilà un vrai guerrier, souffla-t-il à Miryem, très excité. On dit qu’il s’est battu seul contre trente-deux mercenaires. Ils sont tous morts et lui… Tu as vu son visage ? Ça, c’en est une, de balafre !
Yossef, Eléazar et Lévi accueillirent Matthias sans préjugé. Joseph d’Arimathie se montra aimable et surtout curieux de ses cicatrices. Jonathan parut désemparé d’avoir en face de lui deux vrais brigands sur lesquels couraient des rumeurs peu flatteuses. Tous, cependant, guettèrent avec un peu d’anxiété la réaction de Guiora. Mais Matthias, à qui Joachim et Barabbas avaient dépeint le caractère sourcilleux du sage essénien, s’inclina devant lui avec un respect qui parut magnifiquement sincère.
Guiora le considéra un moment. Puis il haussa les épaules et se contenta d’exhaler un soupir d’impatience entre ses lèvres sèches.
— En voilà un de plus, grommela-t-il à l’adresse de Joachim et de Joseph d’Arimathie. Ce n’est toujours pas votre pharisien de Jérusalem. À quoi bon attendre encore ? Il ne viendra pas. Il ne faut jamais se fier aux serpents du sanhédrin, vous devriez le savoir.
Barabbas approuva avec une chaleur qui plut à Guiora. Néanmoins Joachim, soutenu par Joseph d’Arimathie, demanda que l’on patiente encore.
Finalement, alors que la lumière annonçait le crépuscule, les jeunes guetteurs am-ha-aretz prévinrent de l’approche d’un petit équipage.
— Un équipage ? s’étonna Barabbas.
— Un gros type sur une mule claire et un esclave perse qui trotte derrière lui. De l’or dans la tunique et des colliers qui suffiraient à nous payer une dizaine de beaux chevaux.
Assurément, Nicodème, le pharisien du sanhédrin, arrivait. Il y eut des sourires, mais personne n’émit de remarque.
Lorsque Nicodème entra dans la cour, tous, même Guiora, l’attendaient. C’était un homme que l’embonpoint rendait avenant et sans âge. Il portait sa tunique brodée de soie avec une aisance sans afféterie. Il avait aux doigts autant de bagues d’or que Matthias en possédait d’argent.
Toutefois, ses manières n’avaient rien d’arrogant et sa voix possédait un charme confortable qui le rendait agréable à écouter. Il accueillit avec simplicité le respect qui lui était dû. Couvrant Guiora d’éloges pour ses vertus et ses prières, avant même que ce dernier puisse prononcer un mot, il fit preuve d’autant d’habileté que de sagesse. Il poursuivit en racontant qu’il avait dû s’arrêter en chemin dans de nombreuses synagogues.
— Dans toutes je répète cette vérité : que nous autres du sanhédrin, à Jérusalem, nous ne nous rendons pas assez souvent dans les villages d’Israël afin d’y respirer l’air de notre peuple. Et ainsi, ajouta-t-il avec un sourire, chacun peut voir que seul un souci ordinaire me conduit jusqu’en Galilée. C’est aussi la raison, mes amis, pour laquelle il me faut voyager avec un esclave et une mule, sinon, cela paraîtrait suspect. D’ailleurs, je ne vais pas rester longtemps chez toi ce soir, Yossef. J’ai promis au rabbin de Nazareth de dormir chez lui. Je vous retrouverai ici demain matin et nous pourrons parler autant que vous le désirez.
Il prit à peine le temps de boire un gobelet avant de reprendre le chemin du village. Ce qui, au fond, soulagea chacun. En particulier Halva et Miryem, qui craignaient, outre le nombre croissant de bouches à nourrir, de devoir affronter des manières dont elles ignoraient tout.
Toutefois, lorsque Nicodème, sa mule et son esclave eurent quitté la cour, un silence embarrassé s’installa. Matthias le rompit avec un petit grognement amusé.
— Si demain les mercenaires sont là pour nous prendre, nous saurons pourquoi.
Les autres le dévisagèrent, alarmés.
— J’ai toujours été opposé à sa venue, intervint Barabbas avec un regard de reproche à Joachim.
Le jeune rabbin Jonathan protesta :
— Vous avez tort de dire cela. Je connais Nicodème. Il est honnête et plus courageux que son apparence ne le laisse supposer. En outre, il n’est pas mauvais d’entendre l’opinion d’un homme qui connaît les coulisses du sanhédrin.
— Si tu le penses… soupira Barabbas.
*
* *
Au soir, alors que la nuit était bien avancée et qu’Halva et elle tombaient de fatigue après avoir rangé et lavé la maison dans la lumière chiche des lampes, Miryem, incapable de s’expliquer clairement son intuition, eut soudain la conviction que toutes les paroles qui seraient prononcées le lendemain n’aboutiraient à rien.
Allongée dans le noir près des enfants, dont le souffle régulier était comme une caresse, elle se reprocha durement cette pensée. Son père Joachim avait eu raison de convier ces hommes. Joseph d’Arimathie avait raison de soutenir la présence de Nicodème. Même la présence « du Guiora », comme le nommait Abdias, était une bonne chose. Barabbas se trompait. Plus les hommes étaient différents, plus ils devaient se parler.