Mais, de ces paroles, que feraient-ils ?
Ah ! Pourquoi toutes ces questions ? songeait-elle. Il était trop tôt pour se forger une opinion.
Elle se trouva bien prétentieuse de porter le moindre jugement sur des choses, pouvoir, politique ou justice, qui étaient depuis toujours l’affaire des hommes. D’où tenait-elle son assurance ? Certes, elle savait aussi bien réfléchir que son père ou que Barabbas. Mais de manière différente. Eux possédaient l’expérience. Elle n’avait que son intuition.
Elle devait se montrer modeste. D’ailleurs, douter en un pareil moment équivalait à trahir Barabbas et Joachim.
Elle s’endormit en se promettant de demeurer désormais à sa place, souriant dans le noir à la pensée que Guiora de Gamala saurait sans nul doute l’y contraindre.
7.
Les ablutions et les prières du matin achevées, Joachim considéra les visages levés vers lui.
— Loué soit l’Éternel Dieu, Roi du monde, qui nous a donné la vie, nous a maintenus en bonne santé et nous a permis d’atteindre ce temps-ci, déclara-t-il avec émotion.
— Amen ! répondirent les autres.
— Nous savons pourquoi nous sommes ici, reprit Joachim, mais Nicodème, levant sa main baguée d’or, l’interrompit.
— Je n’en suis pas certain, ami Joachim. Ta lettre ne disait rien de clair, sinon que tu voulais réunir quelques sages afin d’affronter l’avenir d’Israël. C’est bien vague. Il y a autour de cette table des visages que je découvre, d’autres qui me sont familiers. Pour ce qui est de mes frères esséniens, je connais un peu leurs pensées, et même leurs reproches à mon égard.
Il s’inclina avec un sourire amusé vers Guiora et Joseph d’Arimathie. Le charme de sa voix opérait. Chacun comprit que si Nicodème avait su se tailler une réputation face aux sadducéens de Jérusalem, c’était parce qu’il savait manier le langage.
Joachim eut du mal à cacher son embarras et, d’instinct, chercha l’aide de Joseph d’Arimathie. Barabbas, dont les yeux brillaient de colère, fut plus rapide.
— La raison de cette rencontre, je peux te la dire, car elle vient de ma volonté, annonça-t-il. Elle est simple. Nous autres, en Galilée, nous ne supportons plus la poigne d’Hérode sur nos vies. Nous ne supportons plus ses injustices ni la souillure que ses mercenaires infligent à Israël. Nous ne supportons plus que Rome soit son maître, et donc le nôtre. Cela dure depuis trop longtemps. Il faut y mettre fin. Dès maintenant.
Guiora émit un gloussement sarcastique, seul son troublant le parfait silence qui suivit les paroles de Barabbas. Maintenant, tous guettaient la réaction de Nicodème. Celui-ci hocha la tête, les doigts joints sous le menton.
— Et comment comptes-tu y mettre fin, cher Barabbas ?
— Par les armes. Par la mort d’Hérode. Par le soulèvement du peuple qui souffre. Par une révolte qui emporte tout. Voilà comment. Je n’étais pas favorable à ta venue. Mais, à présent, tu sais tout. Tu peux nous dénoncer ou te joindre à nous.
En prononçant cette dernière phrase Barabbas avait posé la main sur l’épaule de Joachim, qui s’en trouva gêné. Non pas à cause de cette manifestation d’amitié, mais parce que Barabbas lui semblait aller trop vite et trop loin. La brutalité est une mauvaise stratégie. Ce n’était sûrement pas ainsi qu’il fallait s’y prendre pour convaincre Nicodème, ni même peut-être les autres.
D’ailleurs, il en voyait déjà le résultat. Si Lévi le Sicaire et Matthias approuvaient Barabbas avec des grognements enthousiastes, les autres baissaient prudemment les yeux. A l’exception de Joseph d’Arimathie, qui demeurait calme et attentif.
Quant à Guiora et à Nicodème, ils s’accordaient dans une même moue dédaigneuse.
Joachim en craignit l’effet sur Barabbas et s’empressa d’intervenir.
— Barabbas dit cela à sa manière. Elle n’est pas fausse. Je lui dois beaucoup, à cette manière. Je lui dois la vie…
Un grincement aigu l’interrompit, faisant sursauter le jeune rabbin Jonathan.
— Ah, certainement pas !
Guiora pointa un doigt sec vers la poitrine de Joachim.
— Certainement pas ! Tu ne dois la vie qu’à la volonté de Yhwh. Je connais ton histoire de Tarichée. Ta violence, ici, à Nazareth, et ton séjour sur la croix. Tu es descendu de cette croix non parce qu’un gamin t’en a décroché, mais parce que Yhwh l’a voulu ! Sans Sa volonté, tu y pourrirais.
Le doigt pointé et le regard incendiaire de Guiora se posèrent sur Barabbas comme une menace.
— Pas de quoi être fier de tes exploits, brigand que tu es. Tu n’as été que l’instrument de l’Éternel ! Ainsi sont nos destins : la volonté de Dieu !
Écarlate, Barabbas se dressa.
— Veux-tu dire que Dieu souhaite la folie d’Hérode et son emprise sur la Galilée ? Sur Israël ? Qu’il souhaite que ses mercenaires nous humilient et nous tuent ? Qu’il souhaite que les précepteurs du Temple nous volent et nous traînent dans la boue ? Qu’il souhaite toutes ces croix où pourrissent des Juifs comme toi ? Si c’est le cas, Guiora, gronda Barabbas, je te le dis bien en face : ton Yhwh, tu peux te le garder. Et même : je le combattrai autant qu’Hérode et les Romains !
Les cris firent trembler les feuillages des platanes au-dessus de leurs têtes.
— Ne blasphème pas ! s’interposa Nicodème. Ou je devrais m’en aller. Guiora exagère. Ses mots dépassent sa pensée. Dieu n’est pour rien dans nos malheurs…
— Si ! glapit Guiora. Mes paroles sont justes, et tu m’as très bien compris, pharisien ! Vous gémissez tous : Hérode ! Hérode ! Tout est la faute d’Hérode ! Que non. Tout serait la faute du peuple à la nuque raide. C’est ce que disait Moïse, et il avait raison. Peuple à la nuque raide qui erre dans le désert car il ne mérite pas Canaan. Douleur et honte. Voilà où nous en sommes !
Les protestations enflèrent de nouveau, mais sans impressionner Guiora, dont la voix sèche s’imposa.
— Qui, en ce pays, suit les lois de Moïse, comme le réclame le Livre ? Qui prie et se purifie comme le prescrit la Loi ? Qui lit et apprend la parole du Livre pour bâtir le Temple dans son cœur, ainsi que l’a ordonné le prophète Ezra ? Personne. Les Juifs d’aujourd’hui singent leur amour de Dieu. Ce qui leur plaît, c’est d’assister à des courses de chevaux, comme des Romains, d’aller voir jouer des pièces de théâtre, comme des Grecs ! Ils couvrent d’images les murs de leurs maisons. Sacrilège des sacrilèges, ils s’activent désormais les jours de shabbat ! Et jusque dans le sein du sanhédrin, où le commerce surpasse la foi.
Guiora conclut avec fureur :
— Ce peuple est impie. Il mérite cent fois sa punition. Hérode n’est pas la cause de vos malheurs : il est la conséquence de vos fautes !
S’ensuivit un bref silence accablé, que rompit une voix profonde. Celle d’Éléazar, le zélote de Jotapata.
— Je te le dis du fond du cœur, sage de Gamala : tu te trompes. Dieu désire le bien de Son peuple. Il nous a élus dans Son cœur. Nous, et nul autre. Je respecte tes prières, mais je suis aussi pieux que n’importe quel essénien. S’il en est un qui blasphème, ici, je crains que ce ne soit toi.
— Tu n’es qu’un pharisien, comme l’autre ! s’obstina Guiora, la barbe hérissée de fureur. Vous, les zélotes, vous voulez qu’on vous estime supérieurs parce que vous assassinez des Romains. Mais par la pensée, vous n’êtes que des pharisiens…