— Le Messie, le Messie ! Toi et tes semblables, vous n’avez que ce mot à la bouche ! On dirait des bébés qui attendent le sein de leur mère. Le Messie ! Vous ne savez pas même s’il existe, votre messie. Pas même si vous le verrez un jour. Partout sur nos chemins on trouve des fous braillant qu’ils sont le Messie ! Le Messie ! Ce n’est qu’un mot qui dissimule votre peur et votre lâcheté.
— Barabbas, cette fois, tu passes les bornes ! s’insurgea Nicodème, les joues écarlates.
— Nicodème a raison, renchérit le rabbin Jonathan, déjà debout. Je ne suis pas venu ici pour subir ton impiété.
— Dieu a promis la venue du Messie, approuva Eléazar le zélote en pointant un doigt accusateur sur la poitrine de Barabbas. Guiora a raison. Notre pureté hâtera sa venue.
— Mais notre glaive aussi, car il s’abat sur l’impie comme une prière, ajouta Lévi le Sicaire.
Les cris retombèrent.
— Bon, j’ai compris, soupira Matthias, rabattant sa capuche sur son front et se dressant.
Comme tous l’observaient avec une soudaine inquiétude, il effleura l’épaule de Barabbas d’une tape amicale.
— Tu as réuni une assemblée de pleurnichards, mon ami. Hérode n’a pas tort de les mépriser. Avec ceux-là, il peut encore régner longtemps. Et moi, je n’ai plus rien à faire ici.
Il tourna les talons. Nul n’entendit les crissements des grillons et des cigales qui embrasaient l’air, seulement le frottement de ses sandales tandis qu’il quittait la cour de Yossef sans autre salut.
Dans la fraîcheur de la cuisine, Miryem et Halva guettaient les moindres bruits provenant de l’extérieur. Après le départ de Matthias et le long silence qui s’ensuivit, les hommes reprirent leur discussion. Cette fois avec tant de retenue qu’on eût cru qu’ils s’effrayaient de leurs propres mots.
Miryem s’approcha de la porte. Elle perçut la voix de Joseph d’Arimathie, calme mais si basse qu’elle dut faire un effort pour le comprendre. Lui aussi croyait à la venue du Messie, disait-il. Barabbas se trompait en voyant dans cette foi une faiblesse. Le Messie était une promesse de vie, et seule la vie engendrait la vie, tout à l’opposé d’Hérode, qui engendrait la mort et la souffrance.
— Croire à la venue du Messie, c’est être certain que Dieu ne nous abandonne pas. Que nous méritons Son attention et que nous sommes assez forts pour supporter et défendre Sa parole. Pourquoi voudrais-tu ôter cet espoir et cette force à notre peuple, Barabbas ?
Barabbas faisait la moue, mais les propos de Joseph d’Arimathie portaient et chacun autour de la table approuvait.
— Cependant, tu as raison sur un point, ajouta le sage de Damas. On ne peut pas demeurer les bras croisés devant la souffrance. Il faut repousser le mal que répand Hérode. Il faut faire en sorte que le bien devienne notre Loi, accomplir tout ce que l’on peut, nous, les hommes, pour rendre la vie plus juste. C’est cela, et pas uniquement la prière, comme le croit Guiora, qui permettra la venue du Messie. Oui, nous devons nous unir contre le mal…
— Il parle bien, murmura Halva en serrant le bras de Miryem. Mieux encore que ton Barabbas.
Miryem faillit répliquer que Barabbas n’était pas « son » Barabbas, mais, en se tournant vers Halva, elle découvrit des larmes dans ses yeux.
— Mon Yossef n’a pas ouvert la bouche, le pauvre. Mais peut-être est-ce lui qui a raison, ajouta-t-elle avec un triste sourire. Toutes ces belles phrases ne servent à rien, n’est-ce pas ?
L’angoisse étreignit Miryem. Halva avait raison. Mille fois raison. Et c’était effrayant. Elle assistait à l’odieuse folie des hommes.
Son père comme Barabbas, elle le savait, étaient bons et forts. Barabbas parlait bien, savait convaincre et conduire les hommes. Joseph d’Arimathie était sans doute le plus sage de tous, et les autres, même Guiora, n’avaient d’autre désir que de faire le bien et de se comporter en honnêtes hommes. Ils faisaient étalage de leur savoir et de leur pouvoir, mais c’est leur impuissance qui les dressait les uns contre les autres dans un spectacle insupportable…
— Bon sang, il est parti pour de bon !
C’était Abdias. Il revenait tout essoufflé d’avoir couru derrière Matthias.
— Je l’ai appelé. Je lui ai demandé de revenir, mais il a seulement levé la main pour me dire adieu.
Lui aussi avait la gorge serrée et les larmes aux yeux. Lui aussi découvrait l’impuissance de ceux qu’il admirait, et la honte lui empoignait le cœur.
Là-bas, Nicodème, avec un peu d’aigreur, demandait à Joseph d’Arimathie s’il avait perdu la tête. Voulait-il lui aussi prendre les armes ? L’essénien répondait que non, que la violence ne lui semblait jamais la bonne solution. Des mots qui, à nouveau, entraînèrent des propos sanglants de Barabbas. Guiora intervint, reprenant de sa voix aigre sa litanie sur la prière et la pureté, et criant que la seule violence valide était celle voulue par Dieu.
— Vont-ils recommencer ? soupira Halva.
— S’ils se disputent encore, pronostiqua Abdias, accablé, Barabbas s’en ira. Je le connais. Je me demande comment il a pu supporter aussi longtemps Guiora et le gros du sanhédrin.
Cependant, Joachim tentait d’apaiser la discorde d’une voix posée. Cette réunion était un échec, affirma-t-il non sans amertume. Autant se l’avouer. Se quereller comme ils le faisaient ne servait qu’à illustrer leurs faiblesses et à reconnaître la force d’Hérode et des Romains. Il s’en voulait de les avoir contraints à un voyage long et inutile…
Joseph d’Arimathie protesta avec calme.
— Il n’est jamais inutile de chercher la vérité, même si elle nous est désagréable. Et il est un point qui nous met tous d’accord : le pire ennemi du peuple d’Israël n’est pas Hérode, c’est notre propre désunion. Voilà pourquoi Hérode et les Romains sont forts. Nous devons nous unir !
— Mais comment ? s’exclama Joachim. La Judée, la Samarie et la Galilée sont désunies, comme nous sommes désunis au Temple et devant la lecture du Livre. Si nous sommes sincères, nous nous disputons. Tu viens de le voir toi-même.
Était-ce la tristesse dans la voix de son père ? Les larmes de découragement d’Halva ou la déception d’Abdias ? Ou encore le mutisme obstiné de Yossef, dont elle voyait le visage accablé ? Miryem ne le sut jamais.
Ce fut plus fort qu’elle. Elle attrapa un grand panier d’abricots qu’elle venait de préparer et s’élança dans la cour. Elle s’avança jusqu’aux hommes, la poitrine et le visage brûlants. La vigueur de son pas les fit taire. Elle affronta l’étonnement et le reproche qui durcissaient déjà leurs traits. Sans en tenir compte, elle posa le panier de fruits sur la table et se tourna vers son père.
— Me permets-tu de dire ce que je pense ? demanda-t-elle.
Joachim ne sut que répondre et consulta les autres du regard. Guiora déjà levait la main pour la chasser, mais Nicodème saisit un abricot dans le panier avec un sourire condescendant et approuva d’un signe.
— Pourquoi pas ? Dis-nous donc ce que tu penses.
— Non, non, non ! protesta Guiora. Je ne veux rien entendre de cette fille !
— Cette fille est ma fille, sage de Gamala, s’offusqua Joachim, le rouge au front. Elle et moi connaissons le respect que l’on te doit, mais je ne l’ai pas éduquée dans l’ignorance et la soumission.
— Non, non ! répéta Guiora en se levant. Je ne veux rien entendre des infidèles…
— Parle, dit gentiment Joseph d’Arimathie en ignorant la fureur de son frère essénien. Nous t’écoutons.
La gorge sèche, Miryem se sentait à la fois de feu et de glace. Confuse et néanmoins incapable de retenir les phrases qui lui brûlaient le cœur. Du regard, elle supplia son père bien-aimé de lui pardonner et déclara :
— Vous aimez les mots, mais vous ne savez pas vous en servir. Vous parlez sans fin. Cependant vos paroles sont aussi stériles que des cailloux. Vous les jetez à la face des autres pour ne rien entendre de ce qui se dit. Rien ne peut vous unir, car chacun ne reconnaît rien de plus sage que lui-même…