Guiora, qui s’était déjà écarté, se retourna d’un bond qui fit voler sa longue barbe.
— Oublies-tu Yhwh, fille ? tonna-t-il. Oublies-tu que chaque mot vient de Lui ?
Avec un courage douloureux, Miryem secoua la tête.
— Non, sage de Gamala, je ne l’oublie pas. Mais la parole de Dieu que tu aimes, c’est celle que tu étudies dans le Livre. Elle te rend savant, mais elle ne sert pas à nous unir, décréta-t-elle avec une fermeté qui les sidéra.
Miryem vit leurs expressions stupéfaites, y devina de la colère ou de l’incompréhension. Elle craignit de les avoir offenses alors qu’elle voulait les aider. D’un ton plus tendre, elle ajouta :
— Vous êtes tous savants et moi je ne suis qu’une ignorante, mais je vous écoute et je constate que votre savoir ne sert qu’à la dispute. Qui, parmi vous, saurait être celui que chacun écoute ? Et si vous parveniez à vaincre Hérode, que se passerait-il ? Vous vous disputeriez comme avant et vous vous battriez les uns contre les autres ? Les pharisiens contre les esséniens. Tous contre les sadducéens du sanhédrin.
— Alors, toi aussi tu attends le Messie ! ricana Barabbas.
— Non… Je ne sais pas… Tu as raison : il y en a tant qui se lèvent et crient : « Je suis le Messie. » Néanmoins, ils n’accomplissent rien. Ils ne sont que le fruit infécond de leur rêve. À quoi bon pousser le peuple à se soulever contre Hérode si nul d’entre vous ne sait vers quoi le conduire ? Hérode est certes un mauvais roi, il répand le malheur sur nous. Mais qui, parmi vous, saurait être notre roi de justice et de bonté ?
Elle baissa la voix, comme si elle voulait leur confier un secret.
— Seule une femme qui connaît le prix de la vie peut donner la vie à cet être-là. Le prophète Isaïe n’a-t-il pas dit que le Messie naîtra d’une jeune femme ?
En silence ils la dévisageaient. La stupeur figeait leurs traits.
— Nous avons compris, ricana Guiora. Tu veux être la mère du Libérateur. Mais qui sera le père ?
— Peu importe le père…
Le ton de Miryem devint incantatoire, son regard absent.
— Yhwh, saint, saint, saint est Son nom, décidera. Personne ne dit mot, jusqu’à ce que Barabbas se lève d’un bond. La fureur déformait son visage. Il s’approcha de Miryem d’un pas si vif qu’elle recula.
— Je croyais que tu étais avec moi. Tu disais que tu voulais cette révolte, qu’il ne servait à rien d’attendre ! Mais tu es bien comme toutes les filles : un jour tu fais croire une chose et le lendemain son contraire !
Chacun entendit le ricanement de Guiora. Joachim posa la main sur le poignet de Barabbas.
— S’il te plaît, dit-il en s’obligeant à parler bas. Barabbas libéra sèchement son bras pour se frapper la poitrine avec un rictus de dégoût.
— Toi qui es si intelligente, lança-t-il à Miryem, tu devrais le savoir : c’est moi, moi, Barabbas, qui serai le roi d’Israël !
— Non, Barrabas, non. Seul l’homme qui ne connaîtra d’autre père, d’autre autorité que l’Éternel, le père qui est au Ciel, aura le courage d’affronter l’ordre imposé par la méchanceté des hommes et de le changer.
— Folle que tu es ! C’est moi, Barabbas, je suis le seul ici à n’avoir jamais connu de père. Barabbas, le roi d’Israël ! Vous verrez…
Il tourna les talons, s’éloigna à grandes enjambées vers le chemin qui sortait de la cour. Il hurla encore :
— Barabbas le roi d’Israël ! Vous verrez…
Miryem aperçut Abdias qui bondissait à sa suite. Avant de disparaître, il lui adressa une grimace navrée.
Les cris de Barabbas avaient dissipé la stupéfaction des autres. Nicodème et Guiora s’accordaient dans un même rire méprisant.
— Ce garçon est fou. Il serait bien capable de mettre le pays à feu et à sang.
— Il est bon et courageux, répliqua Joachim. Et il est jeune. Il sait faire vivre un espoir que nous ne sommes plus capables d’entretenir.
Il avait prononcé ces derniers mots en croisant le regard de sa fille. Dans ses yeux, passa la douceur d’un sourire triste où Miryem crut lire un reproche.
Le silence des autres la condamnait plus sûrement que des mots. Elle s’enfuit vers la cuisine, transie de honte.
8.
La nuit était profonde. Seule la stridulation régulière d’un inlassable grillon rompait le silence autour de la maison de Yossef. L’aube ne devait plus être loin.
Incapable de dormir, Miryem avait quitté sa couche près des enfants. Elle guettait la lumière du jour tout en la redoutant, espérant que l’obscurité qui l’enveloppait ne cesse jamais.
Elle ne pouvait s’empêcher de revivre cette folie qui l’avait prise d’aller parler devant les hommes. La honte qu’elle avait infligée à son père ne la quittait plus. Et Barabbas ! Elle aurait voulu courir derrière lui et lui demander son pardon.
Pourquoi était-il si plein d’orgueil ? Elle l’admirait et lui serait pour toujours reconnaissante de ce qu’il avait déjà accompli. Dieu sait qu’elle n’avait pas voulu le blesser ! Pourtant, il était parti avec la conviction qu’elle l’avait trahi. Et Abdias avec lui…
Cette grimace qu’Abdias lui avait adressée avant de suivre Barabbas lui brûlait encore le cœur.
Les autres avaient quitté la maison de Yossef avec le même accablement, le même visage navré. Eléazar le zélote, le rabbin Jonathan, Lévi le Sicaire… Nicodème et Guiora avaient ajouté la mauvaise humeur à leurs adieux.
Seul Joseph d’Arimathie n’avait pas fui. Il avait gentiment demandé à Halva une couche pour la nuit. La route de Damas était longue et il préférait se reposer avant de s’en retourner.
Miryem n’avait pas su, pas eu le courage de s’excuser auprès d’eux. Soudain les mots lui avaient manqué, elle n’avait surtout pas voulu ouvrir la bouche de peur de prononcer encore des paroles blessantes.
Elle n’avait pas même eu le courage de paraître au repas du soir, malgré les exhortations d’Halva. Halva qui l’avait embrassée avec toute la tendresse dont elle était capable. Répétant qu’elle avait eu raison, mille fois raison de leur dire cette vérité qu’ils ne savaient pas entendre.
Mais Halva parlait d’un cœur débordant d’amitié et sa confiance en Miryem l’aveuglait jusqu’à la déraison.
Non ! La vérité était sortie de la bouche de Guiora : elle n’était qu’une fille pleine d’orgueil qui se mêlait de ce qui ne la regardait pas. Elle avait jeté la discorde entre eux comme une pierre. Quelle sottise ! Alors même qu’elle voulait les unir !
Oh ! pourquoi ne pouvait-on remonter le temps pour réparer ses fautes ?
Maintenant, la nuit pâlissait au-dessus de Nazareth. Une fraîcheur, humide de rosée, avait engourdi Miryem sans qu’elle y prenne garde, ivre qu’elle était de ses pensées, de ses reproches et de ses doutes.
Elle n’entendit qu’au dernier moment des pas derrière elle. Yossef s’approchait, une grande couverture dans les mains et un sourire aux lèvres.
— Je m’apprêtais à aller soigner les bêtes, puisque Barabbas a abandonné son rôle de berger.
Il la considéra, fronçant les sourcils, remarquant ses yeux rouges, ses lèvres frémissantes, la chair de poule qui couvrait ses bras nus.
— J’espère que tu n’es pas assez folle pour avoir passé la nuit ici ?
Il la recouvrit de la couverture en ajoutant, plein de tendresse :
— Réchauffe-toi, sinon tu vas prendre mal. L’aube est traîtresse.
— Yossef, je m’en veux tellement, murmura Miryem en agrippant sa main.
Les mots lui rabotèrent la gorge. Yossef retint sa main dans les siennes.