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Miryem avait raconté comment Barabbas avait espéré, puis échoué, engendrer une révolte qui renverse le tyran, mais aussi affranchisse Israël de Rome et chasse la gangrène sadducéenne du Temple.

Si elles s’attristaient devant les sottes disputes opposant les zélotes, les pharisiens et les esséniens, les femmes de Magdala ne pouvaient cependant se résoudre à la violence pour atteindre la paix. Socrate et Platon, qu’elles admiraient, n’enseignaient-ils pas que les guerres conduisaient à plus d’injustice, à plus de souffrances pour les peuples et à la grandeur éphémère des vainqueurs aveuglés par leur force ?

Mais pour autant devaient-elles se ranger à l’imprévisible intervention de Dieu ? Devaient-elles se contenter d’attendre que l’Éternel, et Lui seul, par l’intermédiaire du Messie, les libère des malheurs dont les hommes et les femmes d’Israël ne parvenaient pas à les délivrer ?

Le plus grand nombre le croyait. D’autres, dont Rachel, estimaient que seule une justice nouvelle, née de l’esprit humain et de la volonté humaine, une justice fondée sur l’amour et le respect, pouvait les sauver.

— La justice enseignée par la loi de Moïse est grande et même admirable, expliquait Rachel avec une conviction provocante. Mais ses faiblesses, nous les voyons bien, nous, les femmes. Pourquoi établit-elle une inégalité entre la femme et l’homme ? Pourquoi Abraham peut-il offrir son épouse Sarah à Pharaon sans que cette faute l’accable ? Pourquoi l’épouse est-elle toujours poussière dans la main de l’époux ? Pourquoi, nous autres femmes, comptons-nous pour moindres que les hommes dans l’humanité, alors que, par le nombre et le travail, nous valons autant qu’eux ? Moïse avait choisi une Noire pour être la mère de ses fils. Alors, pourquoi sa justice n’accueille-t-elle pas dans une même égalité tous les hommes et toutes les femmes de la terre ?

À celles qui protestaient qu’il s’agissait là d’une pensée impie, que la justice de Moïse ne pouvait s’adresser qu’au peuple choisi par Yhwh dans son Alliance, Rachel répondait :

— Croyez-vous que le Tout-Puissant ne désire le bonheur et la justice que d’un seul peuple ? Non ! C’est impossible. Cela Le rabaisserait au rang de ces divinités grotesques qu’adorent les Romains ou de ces idoles perverses que vénèrent les Égyptiens, les Perses et les Barbares du Nord.

Des protestations jaillissaient. Comment Rachel osait-elle penser une chose pareille ? Depuis l’origine, l’histoire d’Israël ne consacrait-elle pas le lien entre Dieu Tout-Puissant et Son peuple ? Yhwh n’avait-Il pas dit à Abraham : « Je te choisis et ta descendance sera dans Mon lien d’Alliance. »

— Mais Yhwh a-t-Il dit qu’il n’accorderait Sa justice, Sa force et Son amour à aucun autre peuple ?

— Veux-tu que nous cessions d’être juives ? murmurait une femme de Tarichée, effarée. Jamais je ne pourrais te suivre. Ce n’est pas concevable…

Rachel secouait la tête, expliquait encore :

— N’avez-vous jamais songé que l’Eternel ait pu vouloir l’Alliance avec notre peuple comme une première étape ? Pour que nous tendions la main à tous les hommes et à toutes les femmes ? Voilà ce que, moi, je pense. Oui, je crois que Yhwh attend de nous plus d’amour envers les hommes et les femmes de ce monde, sans exception.

Longuement, discutant jusque dans l’obscurité de la nuit où s’épuisait l’huile des lampes, Rachel cherchait à démontrer que l’obsession des rabbins et des prophètes à conserver leur sagesse et leur justice pour le seul bénéfice du peuple d’Israël était peut-être la source de leur malheur.

— Ce que tu veux, se moquait une autre, c’est donc que l’univers entier devienne juif ?

— Et pourquoi pas ? rétorquait Rachel. Lorsqu’un troupeau se scinde et que la plus petite de ses parties se met à l’écart, elle s’affaiblit et risque de se faire dévorer par les fauves. Il en va ainsi de nous. Les Romains l’ont compris, eux qui veulent imposer leurs lois aux peuples du monde entier afin de demeurer forts. Nous aussi, nous devrions avoir l’ambition de convaincre le monde que nos lois sont plus justes que celles de Rome.

— La belle contradiction ! Ne dis-tu pas toi-même que notre justice n’est pas assez juste, puisqu’elle nous écarte, nous, les femmes ? En ce cas, pourquoi vouloir l’imposer au reste du monde ?

— Tu as raison, admettait Rachel. Avant tout, nous devrions changer nos lois…

— Eh bien, tu ne manques pas d’imagination ! lançait une rieuse, détendant l’atmosphère. Changer la cervelle de nos époux et de nos rabbins, voilà un défi qui s’annonce plus difficile encore à relever que d’en finir avec Hérode, je vous le dis.

*

* *

Des jours durant, Miryem les avait écoutées débattre ainsi, leur humeur alternant entre le plus grand sérieux et le rire. Elle intervenait rarement, préférant laisser à d’autres, plus expérimentées, le plaisir d’affronter l’esprit aigu de Rachel.

Pourtant, jamais les débats ne se muaient en disputes ou en chicanes stériles. Bien au contraire, les oppositions étaient une école de liberté et de respect. La règle édictée par Rachel, sur le modèle des écoles grecques, était que nulle ne devait réprimer ses opinions, que nulle ne devait condamner les paroles, les idées et même les silences de ses compagnes.

Cependant, après avoir enthousiasmé Miryem, ces riches échanges en vinrent à l’attrister irrémédiablement. Plus ils étaient passionnés et brillants, moins ils voilaient une vérité lancinante : pas plus Rachel que ses amies ne trouvaient de solution pour vaincre la tyrannie d’Hérode. Elles ignoraient le moyen d’unir le peuple d’Israël dans une seule force. Au contraire, mois après mois, les nouvelles qui parvenaient à Magdala indiquaient que la crainte des jours à venir accablait les plus démunis, les paysans, les pêcheurs, ceux dont le commerce ou l’ouvrage parvenait tout juste à assurer la survie.

Sans autre recours, méprisés par les riches de Jérusalem et par les prêtres du Temple, ils accordaient foi aux beaux parleurs, faux prophètes et bavards impuissants qui pullulaient dans les villes et les bourgades. Rugissant des discours effrayants, où les menaces alternaient avec la promesse d’événements surnaturels, ces braillards se prétendaient prophètes des temps nouveaux. Hélas, leurs prophéties se ressemblaient toutes. Elles n’étaient qu’exhalaisons haineuses contre les hommes et annonciations apocalyptiques peintes par des imaginations débridées, avides de châtiments odieux. Il semblait que la volonté de ces hommes, qui s’annonçaient comme purs, pieux et exemplaires, n’était que d’ajouter l’effroi au désespoir qui habitait déjà le peuple. Aucun ne se souciait d’apporter le moindre remède aux plaies qu’ensemble ils dénonçaient.

Malgré la douceur de la vie à Magdala, malgré la joie communicative de Mariamne et la tendresse de Rachel, plus le temps passait, plus ce chaos destructeur imprégnait les pensées de Miryem. Ses silences s’allongeaient, ses nuits étaient mauvaises, troublées de raisonnements sans issue. Les débats autour de Rachel finirent par lui paraître bien vains et les rires des compagnes bien légers.

Mais sa propre impuissance n’était-elle pas une faute ? Ne s’était-elle pas trompée du tout au tout ? Au lieu de demeurer dans le luxe de cette maison n’aurait-elle pas dû suivre Barabbas et Matthias dans un combat qui, au moins, n’était pas que de mots ? Cependant, chaque fois sa raison rétorquait qu’elle agitait là le miroir aux illusions. Le choix de la violence était, plus que tout autre, celui de l’impuissance. C’était agir comme les faux prophètes : ajouter la douleur à la douleur.

Pourtant, elle ne pouvait demeurer sans rien faire.

Depuis peu, une décision mûrissait en elle : quitter Magdala.