Elle devait rejoindre son père, se rendre utile auprès de sa cousine Elichéba, chez laquelle Joachim et Hannah avaient trouvé refuge. Ou aller auprès d’Halva, sur qui le poids des jours et des enfants devait peser bien lourd. Oui, voilà ce qu’elle devait faire : aider la vie à grandir au lieu de demeurer ici, dans ce luxe où les savoirs, aussi brillants fussent-ils, s’effaçaient sous l’effet de la réalité comme une fumée dispersée par le vent.
Elle n’avait pas encore osé l’annoncer. Rachel s’était absentée, allant elle-même accueillir au port de Césarée des bateaux qu’elle affrétait pour Antioche et Athènes. Outre les tissus, les épices de Perse et le bois de Cappadoce dont elle faisait, à la suite de son époux, le commerce, cette flotte devait lui revenir avec des livres depuis longtemps attendus. Et puis ce jour était celui du quinzième anniversaire de Mariamne. Miryem ne voulait pas gâcher la fête de sa jeune amie. Mais, désormais, elle comptait avec impatience les jours avant son départ.
— Miryem ! Miryem !
Les appels de Mariamne la tirèrent de ses pensées.
— Viens donc ! L’eau est si douce !… De la main, elle refusa.
— Ne sois pas si sérieuse, insista Mariamne. Ce jour n’est pas comme les autres.
— Je ne sais pas nager…
— N’aie pas peur. Je vais t’apprendre… Allons ! C’est mon anniversaire. Accorde-moi ce cadeau : viens nager avec moi.
Combien de fois Mariamne avait-elle tenté de la convaincre de la rejoindre dans le lac ? Miryem ne les comptait plus.
— Mon cadeau, répliqua-t-elle en riant, tu l’as déjà.
— Pff ! grogna Mariamne. Un bout de la Thora ! Tu parles si c’est drôle…
— Ce n’est pas un « bout de la Thora », sotte que tu es. C’est la belle histoire de Judith, celle qui sauva son peuple grâce à son courage et à sa pureté. Une histoire que tu devrais connaître depuis longtemps. Et copiée de ma main. Ce qui devrait te remplir de reconnaissance.
Pour toute réponse, Mariamne se laissa couler sous l’eau. Avec une aisance de naïade, elle nagea le long de la rive. Son corps nu ondoya avec grâce sur le fond vert du lac.
L’impudeur même de Mariamne était belle. Ainsi peut-être qu’avait pu l’être celle de Judith, qui avait déclaré à la face de tous : « Écoutez-moi ! Je vais accomplir quelque chose dont le souvenir se transmettra de génération en génération dans notre peuple. » Et qui l’avait accompli si bien que Dieu avait sauvé le peuple d’Israël de la tyrannie d’Holopherne l’Assyrien.
Mais aujourd’hui, qui saurait être Judith ? La beauté d’une femme, si extraordinaire soit-elle, n’apaiserait pas les démons qui œuvraient dans les palais d’Hérode !
Dans un crissement liquide, le visage de Mariamne surgit brusquement à la surface du lac. La jeune fille jaillit hors de l’eau, bondit sur la rive. Avant que Miryem ne réagisse, elle se jeta sur elle avec un grognement de fauve.
Criant et riant, elles roulèrent sur l’herbe, enlacées, luttant. De toutes ses forces Mariamne tentait d’entraîner Miryem dans l’eau, son corps nu trempant la tunique de son amie.
À bout de souffle, secouées par le rire, leurs doigts entrecroisés, elles se laissèrent aller sur le dos. Miryem attira la main de Mariamne pour l’embrasser.
— Quelle folle tu fais ! Regarde l’état de ma tunique !
— C’est bien fait pour toi. Tu n’avais qu’à venir nager…
— Je n’aime pas l’eau autant que toi… Tu le sais bien.
— Tu es surtout trop sérieuse.
— Il n’est pas difficile d’être plus sérieuse que toi.
— Allons ! Tu n’es pas obligée d’être aussi silencieuse. Ni aussi triste. Toujours à penser à on ne sait quoi. Ces derniers temps, c’est pire que jamais. Avant, on s’amusait ensemble… Tu pourrais être aussi joyeuse que moi, mais tu ne le veux pas.
Mariamne se redressa sur un coude et posa l’index sur le front de Miryem.
— Tu as un pli qui se forme entre les sourcils. Ici ! Certains jours je le vois dès le matin. Continue et tu auras bientôt des rides, comme une vieille.
Miryem ne répliqua pas. Elles demeurèrent silencieuses un instant. Mariamne fit une grimace et demanda dans un murmure inquiet :
— Tu es fâchée ?
— Bien sûr que non.
— Je t’aime tellement. Je ne veux pas que tu sois triste à cause de mes bêtises.
Miryem lui répondit, baissant les yeux avec douceur :
— Je ne suis pas triste, puisque tu dis la vérité. Je suis « Miryem de Nazareth la sérieuse ». Tout le monde le sait.
Mariamne roula sur le côté, frissonnante sous la brise. Avec la souplesse d’un jeune animal, elle se nicha dans les bras de Miryem pour se réchauffer.
— C’est vrai : les amies de ma mère t’appellent ainsi. Elles se trompent. Elles ne te connaissent pas comme je te connais. Tu es sérieuse, mais d’une drôle de manière. En fait, tu ne fais rien comme les autres. Pour toi, tout est si important. Même dormir et respirer, tu ne le fais pas comme nous.
Les paupières closes, heureuse de sentir leurs corps qui se réchauffaient l’un l’autre, Miryem ne répliqua pas.
— Et tu ne m’aimes pas autant que je t’aime, je le sais aussi, reprit Mariamne. Quand tu partiras, car tu partiras de cette maison, je t’aimerai encore. Toi, on ne sait pas.
La surprise s’empara de Miryem. Mariamne avait-elle deviné ses pensées ? Mais avant qu’elle puisse répondre, Mariamne se redressait brutalement, serrant sa main avec force.
— Écoute !
Le grondement des roues d’un char résonnait près de la maison.
— Ma mère est de retour !
Mariamne se leva d’un bond. Sans se soucier des perles d’eau qui constellaient encore sa peau, elle attrapa sa tunique suspendue aux branches d’un tamaris et l’enfila, courant à la rencontre de sa mère.
*
* *
Déjà, les servantes aidaient Rachel à descendre du char de voyage. Fermé et bâché de grosse toile verte, il nécessitait un attelage de quatre mules que seul savait mener Rekab, le cocher et unique serviteur mâle de la maison.
Mariamne se précipita pour embrasser sa mère avec effusion.
— Je savais que tu serais de retour pour mon anniversaire !
Rachel, qui était un peu plus grande que sa fille et dont les rondeurs de l’âge étaient dissimulées sous l’élégance simple d’une tunique à franges brodées, lui répondit avec tendresse. Cependant, Miryem devina que Rachel était tourmentée. Sa joie d’être de retour n’était pas aussi franche qu’elle le prétendait.
Ce n’est que plus tard, après avoir offert à sa fille un collier de corail et de perles de verre qui provenait d’outre-Perse, et après avoir veillé à ce que l’on ouvre correctement les précieuses caisses de livres descendues du char, qu’elle adressa un signe discret à Miryem. Elle l’entraîna vers une terrasse qui donnait sur les vergers descendants vers le lac. A l’abri du vent, les baumiers, les pommiers de Sodome et les figuiers dispensaient des ombres douces. Rachel aimait à s’y détendre. Souvent, elle choisissait cet endroit pour converser discrètement.
— Je ne veux pas gâcher le plaisir de Mariamne… Par moments, elle est si enfant !
— Il est bon qu’elle conserve si farouchement l’innocence de son âge.
Rachel approuva d’un signe, jeta un regard au-delà des bandes touffues de joncs odorants et de papyrus qui avançaient dans l’eau. Les voiles des barques de pêche ponctuaient la surface lisse. Le visage de Rachel s’assombrit.
— Tout va mal, et plus encore qu’on ne l’imagine ici. Césarée déborde de rumeurs. On dit qu’Hérode a fait assassiner ses deux fils, Alexandre et Archelaus.
Elle hésita, baissa la voix.
— Tout le palais tremble. Il craint tant d’être empoisonné qu’il tue et emprisonne au moindre doute. Ses meilleurs serviteurs et de grands officiers ont été soumis à la torture. Ils avouent n’importe quoi pour avoir la vie sauve, mais leurs mensonges renforcent la folie du roi et achèvent de lui pourrir la cervelle.