Miryem souriait. Plus qu’elle n’aurait aimé le reconnaître, elle était soulagée, heureuse, et même envieuse.
— Oui, reprit Rachel en répondant à son sourire, il est agréable d’entendre ça. Bien sûr, dans Césarée ou Tarichée, et même à Sepphoris, certains craignent pour leurs richesses. Ils crient au « brigand », au « vaurien », traitent Barabbas de « suppôt de la terreur ». Mais on m’a assuré que les braves villageois de Galilée chantaient et priaient pour lui. Et qu’il trouve toujours un moyen de se cacher parmi eux quand il le doit. C’est bien…
Elle se tut, le regard perdu.
— Je vais partir, déclara soudain Miryem.
— Tu veux le rejoindre ? fit aussitôt Rachel. Oui, bien sûr. Je m’en suis doutée dès l’instant où j’ai entendu ces nouvelles.
— J’étais décidée à partir avant de t’entendre. Je voulais attendre ton retour et l’anniversaire de Mariamne.
— Elle va être malheureuse sans toi.
— Nous nous reverrons.
— Bien sûr…
Les yeux de Rachel brillaient.
— Je vous aime de tout mon cœur toutes les deux, poursuivit Miryem d’une voix mal assurée. J’ai passé dans cette maison des moments que jamais je n’oublierai. J’ai tant appris de toi…
— Mais il est temps que tu partes, l’interrompit Rachel sans amertume. Oui, je comprends.
— Mon esprit n’est plus en paix. Je me réveille la nuit et me répète que je ne devrais pas dormir. N’en sais-je pas assez, maintenant ? Ici, je suis bien, j’apprends et je reçois tant de choses, ton amour et celui de Mariamne… mais je donne si peu en échange !
Rachel lui enlaça tendrement les épaules en secouant la tête.
— Ne crois pas cela. Ta présence est un don, dont Mariamne et moi saurions nous contenter. Mais je comprends ce que tu ressens.
Elles demeurèrent silencieuses, unies par la même tristesse et la même affection.
— Il est temps qu’il advienne quelque chose, mais comment ? Nous ignorons ce que nous voulons. Parfois, il me semble qu’un mur se dresse devant nous, chaque jour plus haut, plus infranchissable. Les mots, les livres, même nos pensées les plus justes paraissent l’épaissir. Tu as raison de repartir dans le monde. Vas-tu rejoindre Barabbas ?
— Non. Je doute qu’il ait besoin de moi pour se battre.
— Peut-être nous trompons-nous et a-t-il raison ? Peut-être l’heure de la révolte a-t-elle sonné ?
Miryem hésita avant d’annoncer :
— Je n’ai pas de nouvelles de mon père et de ma mère depuis longtemps. Je vais les retrouver. Ensuite…
— Accorde-nous encore la journée de demain. Que Mariamne puisse te faire de vrais adieux. Tu pourras emprunter mon char de voyage…
Miryem voulut protester. Rachel posa la pointe de ses doigts sur ses lèvres.
— Non, laisse-moi t’offrir cette aide. Les routes ne sont pas si sûres qu’une jeune fille puisse s’y aventurer seule.
10.
La nuit suivante, comme tant d’autres auparavant, Miryem se réveilla au cœur de l’obscurité. Elle ouvrit les yeux. Près d’elle, Mariamne dormait, la respiration régulière. Une fois encore, elle envia le sommeil paisible de son amie.
Pourquoi, à peine ouvrait-elle les paupières, était-elle saisie par le sentiment coupable de n’avoir pas droit au repos ? L’angoisse l’oppressait. Il lui semblait qu’on avait glissé un chiffon mouillé dans sa gorge.
Elle regrettait d’avoir promis à Rachel de demeurer une journée de plus à Magdala. Il aurait mieux valu prendre le chemin de Nazareth ou de Jotapata dès les premières lueurs de l’aube nouvelle.
Silencieuse, elle quitta sa couche. Dans la pièce suivante, elle contourna le lit où dormaient deux servantes pour atteindre le grand vestibule.
Pieds nus, un châle épais jeté sur sa tunique, elle sortit de la maison, foula sans hésiter l’herbe humide de la nuit. Un quartier de lune découpait des silhouettes imprécises sur la rive du lac. Elle s’en approcha avec prudence. Ces dernières semaines, ses nuits avaient été si souvent ponctuées par cette promenade nocturne qu’elle parvenait à se repérer aux seuls froissements des feuillages dans la brise et aux clapotis des vagues.
Elle se dirigea vers le muret d’appontage où l’on arrimait les barques de la maison. De la main elle frôla les pierres, en trouva une plus large et s’y assit. Devant elle, les joncs dressaient des murs opaques, s’avançant dans le lac à la manière d’un couloir. Le ciel, en contraste, paraissait clair. Sur l’autre rive, on devinait cette teinte bleue qui colore la nuit avant la venue de l’aube.
Immobile, elle s’apaisa. Comme si l’immensité du ciel peuplé d’étoiles la soulageait du poids pesant sur sa poitrine. Les oiseaux demeuraient encore silencieux. On n’entendait que la houle s’affalant sur les galets du rivage ou se déchirant entre les joncs.
Elle demeura ainsi un long moment. Immobile. Ombre parmi les ombres. Son angoisse, ses doutes et même ses reproches la quittaient. Elle songea à Mariamne. A présent, elle était heureuse de passer la journée à venir auprès d’elle. Leurs adieux seraient pleins de tendresse. Rachel avait eu raison de l’empêcher de partir trop brutalement.
Elle tressaillit. Un bruit régulier résonnait à la surface du lac. Le frappement sourd du bois contre le bois. Le heurt d’une rame contre le plat-bord d’une barque, voilà ce que c’était. Un mouvement régulier, puissant mais discret. Elle scruta les eaux.
Qui pouvait mener une barque à une heure pareille ? Les pêcheurs, profitant de la brise que levaient les premiers rayons de soleil, ne s’aventuraient jamais sur le lac avant l’aube accomplie.
Inquiète, elle hésita à filer réveiller les servantes. Se pouvait-il qu’un mari jaloux ait envoyé des canailles tenter un mauvais coup ? Cela était déjà arrivé. Plus d’une menace avait été proférée contre Rachel et sa « maison des mensonges » par des hommes qui découvraient son influence sur leurs épouses.
Avec prudence, Miryem recula le long du mur d’appontement, se dissimula sous les branches d’un tamaris. Elle n’eut pas à attendre longtemps. Bien visible sur la surface du lac où miroitait le ciel éclairci de l’est, une barcasse étroite apparut.
Le bateau glissait sans à-coups. Un seul homme, debout à la proue, maniait la longue rame. Parvenu au centre du couloir de joncs qui conduisait à l’appontement, il s’immobilisa. Miryem devina qu’il cherchait à repérer le ponton.
D’un coup habile, plus violent, plus long, il fit pivoter le bateau, le dirigeant droit sur Miryem.
Une fois encore elle songea à s’enfuir. Mais la peur l’immobilisa. Tandis qu’elle cherchait à mieux le distinguer, quelque chose dans sa silhouette, dans sa chevelure, dans sa manière de rejeter la tête en arrière lui parut familier. Pourtant, c’était impossible…
Bientôt, l’homme cessa de pousser la barque et la guida seulement de l’aviron. Un choc signala que la proue avait buté contre le mur. L’homme fut effacé par l’ombre. Puis soudain il se redressa avant de s’incliner pour lier un cordage à l’anneau du pontage. La barque tangua. Il eut un mouvement vif, agile, pour se maintenir. Son profil se dessina dans l’aube naissante. Miryem comprit qu’elle ne se trompait pas.
Comment était-ce possible ?
Elle sortit de sa cache, s’avança.
Il perçut la légère foulée de ses pas. D’un bond, il sauta sur le muret. L’éclat d’une lame de métal griffa la pénombre. Elle prit peur, étouffant un cri, craignant de s’être trompée. Un instant, ils demeurèrent immobiles, se méfiant l’un de l’autre.
— Barabbas ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible. Il ne bougea pas. Il était si près qu’elle entendait son souffle.