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Aidée de Rachel, Miryem la fit difficilement boire à Abdias, après que la sage-femme eut recouvert ses blessures de l’emplâtre et à nouveau bandé la plaie. Dans son inconscience, il régurgitait sans cesse le liquide. Elles durent le lui faire patiemment avaler goutte après goutte.

Cela eut-il quelque effet ? Pendant qu’elles le retournaient pour mieux nouer son bandage, Abdias gémit si fort qu’elles en demeurèrent interdites. N’osant plus un geste, elles virent ses doigts qui s’agitaient, comme s’il cherchait à agripper quelque chose. Alors qu’elles le replaçaient délicatement sur le dos, sa respiration s’accéléra. Il souleva les paupières. Son regard sembla d’abord ne rien voir. Puis elles devinèrent qu’il reprenait conscience.

Ses yeux glissèrent sur les visages inconnus de Mariamne et de Rachel. La surprise, la douleur, la crainte se mêlaient sur son visage aux traits creusés et prématurément vieillis. Il découvrit Miryem. Un soupir ténu glissa entre ses lèvres. Il se détendit, bien que sa respiration fût difficile.

Approchant son visage tout près du sien, Miryem lui serra doucement la main. Elle chuchota :

— C’est moi, Miryem. Tu me reconnais ?

Il battit des paupières. L’esquisse d’un sourire illumina ses prunelles. Il paraissait si faible qu’elle craignit qu’il ne perde conscience à nouveau. Mais il lutta, trouva la force de murmurer :

— Barabbas m’avait promis… Te voir avant…

Les mots paraissaient se déchirer sur ses lèvres. Il ne parvenait pas à achever sa phrase. Mais ses yeux disaient ce qu’il ne pouvait prononcer.

— Ne te fatigue pas, fit Miryem en pressant les doigts sur sa bouche. Inutile de parler. Garde tes forces : nous allons te guérir.

Abdias eut un signe de dénégation.

— Pas possible… Je sais…

— Ne dis pas de sottises.

— Pas possible… Le trou est trop grand… J’ai vu… Dans un sanglot, Mariamne se leva et quitta la pièce.

Miryem saisit la cruche contenant le breuvage.

— Tu dois boire.

Abdias ne protesta pas. Miryem humecta d’abord ses lèvres craquelées avec un linge, puis inséra avec délicatesse le bord d’un gobelet entre ses dents. Il but un peu, tremblant sous l’effort. Mais à peine absorbait-il un peu de mixture qu’il devait reprendre son souffle.

Après quelques gorgées, Miryem éloigna le gobelet et lui caressa tendrement la joue. Abdias chercha sa main, l’agrippa de ses doigts secs.

— J’ai promis au père Joachim… J’ai promis… Etrangement, l’ironie brilla dans son regard.

— … Etre ton époux…

— Oui ! s’exclama Miryem avec ferveur. Vis, Abdias ! Vis et tu seras mon époux !

Cette fois, un véritable sourire glissa sur les lèvres d’Abdias. Ses paupières battirent à nouveau. Ses doigts serrèrent un peu ceux de Miryem. Puis ses yeux se fermèrent. Il ne demeura qu’une grimace sur ses lèvres.

— Abdias ? questionna doucement Miryem. Elle n’obtint pas de réponse.

— Vit-il encore ?

C’était Barabbas, debout sur le seuil de la pièce, qui avait posé la question. Miryem, recroquevillée au pied de la couche, pressant les doigts d’Abdias contre ses lèvres, ne répondit pas. Rachel s’inclina près d’elle, posa la paume sur la poitrine du garçon.

— Oui, dit-elle. Il vit. Son cœur bat comme un marteau. Que le Tout-Puissant le prenne en Sa miséricorde.

*

* *

Au milieu du jour, Abdias vivait encore. En proie à la fièvre, le corps brûlant, pas un instant il n’avait repris connaissance. Miryem le veillait sans relâche.

La sage-femme prépara de nouveaux emplâtres, une nouvelle mixture, fit bouillir des linges dans une infusion de menthe et de clous de girofle, afin que les pansements ne pourrissent pas la plaie, expliqua-t-elle. Mais quand Mariamne lui demanda si Abdias allait survivre, elle se contenta d’un soupir. Elle montra Barabbas d’un air rogue et déclara :

— Celui-là aussi, il faut le soigner.

Barabbas protesta avec mépris. La femme ne se laissa pas intimider.

— Aux autres, tu peux le cacher, mais moi je le vois : la fièvre te prend. Tu caches une plaie. Elle te ronge. Dans un jour ou deux, tu ne vaudras pas mieux que ce pauvre gosse.

Barabbas, obstiné, la traita de folle. Rachel les poussa hors de la pièce.

— Évitez de faire tant de bruit près d’Abdias, intima-t-elle avant d’insister pour que Barabbas accepte les soins de la sage-femme. Nous allons avoir besoin de toi pour sauver ton compagnon. Alors ne te retrouve pas dans le même état que lui.

De mauvaise grâce, Barabbas souleva sa tunique. Un morceau de drap déchiré sanglait sa jambe droite. La sage-femme l’écarta et grimaça de dégoût devant la plaie. La pointe d’une flèche avait traversé le gras de la cuisse. C’était une blessure bénigne à l’origine, mais si mal soignée qu’une humeur jaune et malodorante en suintait.

— Plus crasseux qu’un pou, voilà ce que tu es ! soupira-t-elle.

D’un geste sec, le prenant par surprise, elle déchira la tunique de Barabbas, révélant son torse couturé et semé de croûtes.

— Regardez-moi ça ! Balafres, plaies et bosses… Et tu ne t’es pas lavé depuis quand ?

Barabbas la repoussa avec colère, des insultes à la bouche. Mais la femme lui empoigna la nuque avec force et le contraignit à l’écouter, leurs visages si près l’un de l’autre qu’on eût cru qu’ils allaient se baiser sur la bouche.

— Tais-toi, Barabbas. Je sais qui tu es : ton nom est venu jusqu’ici. Je sais ce que tu fais et pourquoi tu te bats, ce n’est pas la peine de me prouver ton courage. Inutile aussi de mourir de bêtise parce que ton cœur saigne de voir ton petit compagnon devant la grande porte de la mort. Sois intelligent. Laisse-toi soigner, repose-toi quelques heures, et tu pourras l’aider.

La tension qui nouait les muscles de Barabbas céda d’un coup. Il jeta un regard vers la pièce où se tenaient Miryem et Abdias. Ses épaules s’affaissèrent. Si aucune larme ne passa ses paupières, Rachel et la sage-femme comprirent ce que signifiait le tremblement de ses lèvres. Elles détournèrent pudiquement la tête.

Un peu plus tard, il se coulait dans le bain préparé par les servantes et s’y endormait, rompu jusqu’à l’âme. La sage-femme sourit et chuchota à l’oreille de Rachel que l’application de sa médecine pourrait attendre.

Si Miryem avait entendu la dispute, les protestations de Barabbas, elle n’en montra rien. Pas plus qu’elle ne s’inquiéta de l’état du guerrier.

Près d’elle, Mariamne observait son visage et ne le reconnaissait pas. Les traits sérieux mais accueillants avaient laissé place à une face dure et violente, emplie d’une colère qui la creusait autant que la tristesse. Le regard fixe semblait ne pas voir le corps d’Abdias. On devinait, sous les plis de la tunique, la tension extrême du dos. Le souffle était aussi ténu que celui du garçon inconscient.

Déconcertée, Mariamne n’osait prononcer un mot. Pourtant, elle brûlait de savoir qui était ce jeune am-ha-aretz qui bouleversait tant son amie. Jamais Miryem ne lui en avait parlé, alors qu’elles s’étaient moquées ensemble, et plus d’une fois, de Barabbas, dont Miryem aimait à décrire le courage, la détermination, mais aussi le grand orgueil.

Hésitante, elle finit par lui effleurer la main.

— Va prendre du repos toi aussi. Tu as à peine dormi cette nuit. Je resterai près de lui. Tu n’as rien à craindre. S’il ouvre les yeux, je t’appelle tout de suite.

Miryem ne réagit pas immédiatement. Mariamne crut qu’elle ne l’avait pas entendue. Elle allait répéter quand Miryem releva la tête et la regarda. Curieusement, elle sourit. Un sourire sans joie mais d’une tendresse immense et qui brisa la dureté de ses traits comme se brise une poterie trop fine.