— On ne le saura jamais, mais je pense que c’est un de chez nous. Sinon, comment auraient-ils appris où nous dormions, Matthias et moi ? Abdias était avec nous. C’est ce que le traître a sans doute raconté : que nous étions dans ce village, Matthias et moi. Qu’il suffirait de nous prendre pour que les autres n’osent plus se battre.
Deux nuits avant l’attaque, à la première lueur de l’aube, alors que le village dormait encore, un déluge de feu s’était abattu sur les chaumières. Dans la nuit, une grande barque de guerre s’était placée sur le lac à hauteur du petit port. Les balistes installées à bord avaient projeté des dizaines de javelots enflammés sur les toits. Tandis que les familles fuyaient dans la panique, une cohorte de cavaliers romains était entrée dans le village par le nord et le sud. Enfants, femmes, vieillards ou combattants, les cavaliers massacrèrent sans distinction.
— Pour eux, c’était facile, reprit Barabbas. La panique était si grande. Les enfants et les femmes hurlaient, couraient en tous sens avant que les sabots des chevaux ne les renversent. Les Romains jubilaient. On pouvait à peine se battre. Et nous n’étions que cinq. Matthias et deux des siens, Abdias et moi. Matthias est mort tout de suite. Abdias m’a aidé à fuir…
Barabbas ne pouvait en dire plus. Sa main glissa sur son visage, en une vaine tentative d’effacer ce qu’il voyait encore.
Le silence qui s’ensuivit était si intense, si terrible, que l’on perçut la respiration rauque du jeune am-ha-aretz.
Mariamne, sans s’en rendre compte, se tenait depuis un moment agrippée à la main de sa mère. Elle se laissa glisser contre le mur, pleurant sans un bruit, accroupie.
Comme si elle était de pierre, Miryem ne bougeait toujours pas. Rachel devina combien Barabbas attendait un mot d’elle. Mais rien ne vint. Simplement, elle déclara d’une voix sèche :
— Entre nos mains, Abdias ne vivra pas. Rachel frissonna.
— Que veux-tu faire ? La sage-femme dit qu’elle ne peut rien faire de plus. Et ici, à Magdala, personne ne sait soigner mieux qu’elle.
— Il n’y en a qu’un qui peut lui redonner la vie. C’est Joseph. À Beth Zabdaï, près de Damas. Il sait soigner, lui.
— Damas est bien trop loin ! À trois jours au moins. Tu n’y songes pas.
— Si, c’est possible. Un jour et demi, au maximum, devrait suffire si on ne s’arrête pas la nuit et si les mules sont bonnes.
La voix de Miryem était coupante, froide. Il était clair que, durant tout le discours de Barabbas, elle n’avait songé qu’à une seule chose : le moyen d’atteindre Damas au plus vite. Elle leva le visage vers Rachel.
— Veux-tu m’aider ?
— Bien sûr mais…
Il n’était plus temps de tergiverser. Cela se voyait : s’il le fallait, Miryem porterait Abdias dans ses bras jusqu’à Beth Zabdaï. Rachel se mit debout sans prendre garde au regard stupéfait de Barabbas.
— Oui… Tu peux prendre mon char. Je vais demander à Rekab de le préparer.
— Il faut qu’il le rende plus confortable, dit Miryem. Il faut prévoir des pansements, de l’eau, des emplâtres. Et aussi une deuxième personne pour conduire les mules. Nous en changerons en route. Nous devons partir tout de suite…
Les phrases sonnaient comme des ordres, mais Rachel hocha la tête sans s’offusquer. Mariamne se leva en essuyant ses larmes avec un pli de sa tunique.
— Oui, il faut se dépêcher. Je vais t’aider. Je vais aller avec toi.
— Non, dit Barabbas. C’est à moi de l’accompagner. Il faut un homme pour conduire les mules.
Pas plus qu’auparavant Miryem ne lui adressa un regard, n’approuva ou ne refusa son aide.
11.
Quittant Magdala peu avant que le soleil ne soit au zénith, ils ne s’accordèrent aucun repos. On avait doublé l’attelage et Rekab, le cocher de Rachel, s’était installé aux côtés de Barabbas sur le banc de conduite. Tour à tour prenant les rênes, ils devaient tenir le rythme le plus intense que pouvaient supporter les mules.
Des jarres d’eau et de breuvage nourrissant, des pots d’onguent, une flasque de vinaigre de cédrat étaient à portée de la main, dans de grands couffins liés aux bancs du char. Mariamne et Rachel y avaient ajouté des bandages propres, des linges de rechange. La vitesse accroissait les chaos, bien que les servantes, comme l’avait réclamé Miryem, aient doublé l’intérieur du char d’épais matelas de laine. Abdias y reposait, le corps ballotté entre des coussins, toujours inconscient.
Miryem surveillait son visage et son souffle. Régulièrement, elle trempait un linge dans l’eau et caressait le visage du jeune am-ha-aretz, espérant le rafraîchir.
Pas un mot n’était prononcé. Le sourd grondement des roues recouvrait tous les bruits. Seuls, de temps à autre, Barabbas ou Rekab hurlaient afin que l’on s’écarte devant leur passage.
Sur le chemin, dans les hameaux et les villages qu’ils traversaient, les pêcheurs, les paysans, les femmes de retour des puits s’immobilisaient un instant puis se rangeaient précipitamment sur les bas-côtés. Surpris, méfiants, ils regardaient filer ces mules et ce char, qui soulevaient autant de poussière qu’une tempête.
Ils dépassèrent ainsi Tabgah, Capharnaüm et Corozaïn. Avant la tombée de la nuit, ils atteignirent la pointe sud du lac Merom, où s’effectuait la traversée du Jourdain.
Là, Barabbas dut argumenter pour que les bateliers acceptent, dans la lumière incertaine du crépuscule, de charger le char et les bêtes sur leur lourde barcasse. L’un après l’autre, les hommes vinrent soulever les rideaux de jute qui dissimulaient l’intérieur du char. Devinant la silhouette inclinée de Miryem, la masse confuse d’Abdias entre les coussins, ils reculaient, horrifiés, devant l’odeur de la maladie. La poignée de deniers que Barabbas tira d’une bourse offerte par Rachel les décida. Ils réclamèrent le triple du prix habituel et préparèrent leurs rames et leurs cordages.
La nuit était presque totale lorsqu’ils parvinrent sur la rive de Trachonitide. Là, des cavaliers arabes du royaume d’Hauran vinrent les inspecter avec des torches. À leur tour, ils réclamèrent un droit de passage.
Une fois encore on perdit du temps en marchandages. Lorsqu’ils tirèrent les tentures du char et découvrirent Miryem dans la lumière écarlate des torches, elle se tourna vers eux. Elle écarta la couverture qui recouvrait Abdias. Elle dit :
— Il va mourir si nous tardons à atteindre Beth Zabdaï. Ils virent ses yeux brillants, le corps bandé du garçon, son visage blême, et se retirèrent sans tarder.
Ils s’adressèrent à Barabbas et à Rekab :
— Vos mules n’en peuvent plus. Et, de nuit de surcroît, vous n’arriverez jamais à Damas. Il y a une ferme à deux milles d’ici. On y loue des bêtes. Vous pourrez y changer votre attelage. Si vous avez assez de deniers pour ça.
Barabbas approuva avec soulagement. Les cavaliers se placèrent de part et d’autre du char, brandirent leurs torches et les escortèrent entre les ombres des agaves et des oponces qui bordaient le chemin.
Il fallut réveiller les fermiers, vaincre leur ahurissement et compter les deniers largement. Lorsque, enfin, les jougs furent placés sur la nuque de bêtes fraîches, Rekab disposa des torches sur les harnais et des lanternes tout autour du char. Il vint en accrocher une à l’intérieur.
Quand ce fut fait, il dit à Miryem :
— Avec la nuit, nous ne pourrons plus aller aussi vite. Les mules risqueraient de se blesser dans une ornière.
Miryem se contenta de répliquer :
— Va aussi vite que tu peux. Et, surtout, ne t’arrête plus.
Quand l’aube rosit l’horizon, là où le désert commençait, Damas n’était plus qu’à cinquante milles. Il y avait longtemps que les lampes et les torches étaient éteintes. Sous le cuir des harnais, le poitrail des mules était blanc de sueur.