Barabbas et Rekab peinaient à garder les yeux ouverts, bien qu’ils se fussent relayés une dizaine de fois. À l’intérieur du char, Miryem était demeurée assise, les muscles raidis, dodelinant au gré des cahots.
Lorsque la lampe s’était éteinte, la plongeant dans le noir et lui interdisant de voir le visage d’Abdias, elle lui avait pris la main, la pressant contre sa poitrine. Pas un instant, depuis, elle ne l’avait lâchée. Ses doigts engourdis ne sentaient même plus la pression qu’exerçait Abdias dans son coma.
Dès qu’elle devina que le jour était là, elle souleva le rideau du char. L’air frais de la nuit lui frappa le visage, chassa sa torpeur en même temps que les remugles nauséabonds dont elle n’avait plus conscience.
Délicatement, elle détacha les doigts d’Abdias de sa main, plongea un linge dans une cruche et s’en mouilla le visage. L’esprit plus clair, elle humidifia de nouveau le linge. Elle allait le passer sur le visage d’Abdias lorsqu’elle suspendit son geste, étouffant un cri.
Le garçon avait les yeux grands ouverts. Il la regardait. Le temps d’un éclair, elle se demanda s’il vivait encore. Mais il n’y avait pas de doute. Entre les cernes sombres de la douleur et de la maladie, les yeux d’Abdias lui souriaient.
— Abdias ! Dieu Tout-Puissant, tu vis ! Tu vis…
Elle caressa le visage hâve, lui baisa la tempe. Le garçon reçut ses caresses avec un frisson qui lui parcourut tout le corps. Il n’avait pas assez de force pour parler ni même lever une main.
Miryem lui humecta les lèvres, lui donna un peu à boire, peinant à tenir le gobelet près de sa bouche tant les cahots les secouaient. Le regard d’Abdias ne la quittait pas. Ses pupilles paraissaient immenses, plus noires et plus profondes que la nuit. On pouvait s’y noyer dans une douceur, une tendresse qui s’offraient sans limites.
Subjuguée, Miryem y déposa son propre regard. Il lui sembla percevoir l’étrange bonheur d’Abdias. Son cœur et son âme ne parlaient ni de douleur ni de reproche. Pas même de lutte ou de regret. Au contraire, il lui offrait la paix étrange de la vie.
Elle ne sut pas combien de temps ils demeurèrent ainsi liés. Peut-être le temps d’un cahot ou le temps que le jour se lève en entier.
Abdias lui disait son amour et son bonheur d’être entre ses mains. Avec lui, elle se souvint de leur rencontre dans Sepphoris, comment il l’avait conduite auprès de Barabbas et comment il avait sauvé Joachim. Elle crut l’entendre rire. Il lui racontait ce qu’elle ignorait. La honte que l’on a d’être un am-ha-aretz quand on regarde une fille comme elle. Il lui racontait le bonheur et l’espoir du bonheur. Il avait voulu se battre pour qu’elle soit fière de lui.
Elle ne devait pas être triste, car il avait grâce à elle accompli ce qui engendrait la joie : se battre pour que la vie soit plus juste et le mal plus faible. Et elle était si près de lui, si près qu’il pouvait se fondre en elle et ne jamais la quitter. Il serait son ange, ainsi que Yhwh le Tout-Puissant, disait-on, en envoyait parfois aux humains.
Sans même s’en rendre compte, elle lui souriait, alors qu’un hurlement de terreur gonflait dans sa poitrine. Le regard d’Abdias plongeait en elle autant qu’il l’accueillait. Il lui brûlait le cœur d’un amour possible et impossible, rayonnant d’espérance. Elle y répondit avec toutes les promesses de vie dont elle était faite.
Puis un cahot plus brutal que les autres fit basculer la tête d’Abdias sur le côté. Son regard s’effaça comme un fil que l’on tranche. Miryem sut qu’il était mort.
Elle hurla son nom à pleine voix. Dans une transe glacée elle se jeta sur lui.
Rekab tira sur les rênes si brutalement qu’une des mules se mit en travers, manquant de rompre son harnais. Le char s’immobilisa, brisant le vacarme. Miryem hurlait à s’en déchirer la gorge. Barabbas sauta du banc et comprit au premier regard.
Il grimpa dans le char pour saisir Miryem par les épaules et l’écarter du corps d’Abdias, qu’elle secouait comme un sac. Elle le repoussa avec une violence sidérante. Il bascula par-dessus la lisse du char, chutant lourdement dans la poussière et les cailloux du chemin.
Miryem se dressa pour hurler plus fort, brandir le cadavre d’Abdias à la face du ciel, lui montrer l’immensité de l’injustice et de la douleur qui l’accablaient. Mais ses jambes, engourdies par la longue immobilité, ne la portaient plus. Sous le poids d’Abdias, elle bascula à son tour dans la poussière. Elle demeura inerte, le corps du garçon roulé en une boule informe à son côté.
Barabbas se précipita, la peur au ventre. Mais Miryem n’était pas même inconsciente. Aucun membre, aucun os de son corps n’était brisé. Lorsqu’il la toucha, elle le repoussa à nouveau. Elle pleurait, déchirée de sanglots. Les larmes transformaient en boue la poussière qui couvrait ses joues.
Barabbas recula, perdu, terrifié. Il boitillait. La blessure de sa cuisse s’était rouverte. Rekab s’approcha pour le soutenir. Ensemble ils eurent le souffle coupé lorsque Miryem se redressa, menaçant Barabbas de son poing en criant comme si elle était devenue folle :
— Ne me touche pas ! Ne me touche plus jamais ! Tu n’es rien. Tu n’es pas même capable de ressusciter Abdias !
*
* *
Un surprenant silence, où crissait le vent sur le sable et dans les buissons d’épineux, suivit les cris.
Rekab attendit un moment avant d’approcher le corps d’Abdias pour le prendre dans ses bras. Déjà, les mouches accouraient, alléchées par l’odeur de la mort. Sous la surveillance glacée de Miryem, il le déposa dans le char, le recouvrit avec soin, usant de gestes aussi tendres que ceux d’un père.
Barabbas ne chercha pas à l’aider. Ses yeux demeuraient secs, mais ses lèvres tremblaient. On eût dit qu’il cherchait les mots oubliés d’une prière.
Quand Rekab redescendit du char, Barabbas fit face à Miryem. Il eut un geste d’impuissance, de fatalité. Peut-être voulut-il la relever, puisqu’elle demeurait accroupie sur le sol, recroquevillée comme si on l’avait frappée. Mais il n’osa pas.
— Je sais ce que tu penses, lança-t-il avec hargne. Que c’est ma faute. Qu’il est mort à cause de moi.
Il parlait trop fort dans le silence qui les entourait. Miryem pourtant ne broncha pas, comme si elle ne l’avait pas entendu. Barabbas s’agita, tourna sur lui-même, chercha le soutien de Rekab. Mais le cocher baissait la tête, immobile près de la croupe des mules, les rênes dans les mains.
Barabbas boitilla jusqu’à une roue, où il s’appuya.
— Tu me condamnes, mais c’est la lance d’un mercenaire qui l’a tué !
Les muscles bandés, il agita les poings.
— Abdias aimait les combats ! Il aimait ça. Et il m’aimait, moi, autant que je l’aimais. Sans moi, il n’aurait pas survécu. Quand je l’ai reçu entre mes bras, il n’était qu’un enfant. Un morveux pas plus grand que ça.
Il se frappa la poitrine avec violence.
— C’est moi qui l’ai tiré des griffes des traîtres du sanhédrin, alors que les bonnes gens comme toi avaient laissé crever de faim ses parents ! Je lui ai tout donné. À boire, à manger ! Un toit pour se protéger de la pluie et du froid. Voler pour vivre, se cacher, c’est avec moi qu’il l’a appris. Chaque fois que nous allions au combat, je craignais pour lui comme un frère craint pour son frère. Mais nous sommes des guerriers. Nous savons ce que nous risquons ! Et pourquoi nous le faisons !
Il eut un rire mauvais, plein de détresse.
— Moi, je n’ai pas changé d’avis. Je n’ai pas peur. Je n’ai pas besoin de me plonger le nez dans les livres pour savoir si je fais le bien ou le mal ! Qui sauvera Israël, si on ne se bat pas ? Tes amies de Magdala ?
Miryem ne bougeait toujours pas, insensible aux mots qu’il lançait sur elle comme des pierres.