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Incrédule, impuissant, il observa cette indifférence. La douleur ravagea ses traits. Il fit quelques pas, bancal, jeta les bras vers le ciel :

— Abdias ! Abdias !…

Autour d’eux les criquets se turent. À nouveau le silence parut n’être que du vent déchiré par les épineux.

— Il n’y a plus de Dieu pour nous ! hurla Barabbas. C’est fini. Il n’y a plus de Messie à attendre. Il faut se battre, se battre, se battre ! Il faut trancher dans la chair des Romains ou être massacrés par eux…

Miryem, enfin, redressa la tête. Elle le regarda, froide et calme. D’un geste presque machinal, elle ramassa une poignée de poussière et la répandit sur sa chevelure, en signe de deuil. Elle rassembla les pans de sa tunique et se mit debout, chancelante.

Là-bas, près de l’attelage, Rekab esquissa un geste, craignant qu’elle ne s’effondre à nouveau. Mais elle marcha jusqu’au char. Avant d’y monter, elle se tourna vers Barabbas. Sans élever la voix, elle déclara :

— Tu es stupide et borné. Ce n’est pas seulement Abdias qui est mort par ta faute. Aussi des femmes, des enfants. Tout un village. Et tes compagnons et ceux de Matthias. Pour quoi ? Pour quelle victoire ? Aucune. Morts pour ton obstination. Morts pour ton orgueil. Morts parce que Barabbas veut être ce qu’il ne sera jamais : roi d’Israël…

Il vacilla à ces paroles. Mais ce qui l’anéantissait, c’était le mépris glacé qui recouvrait le visage de Miryem.

— C’est facile de me condamner, moi qui ose.

— Jamais tu ne seras le plus fort. Tu n’apporteras que sang et douleur où il y a déjà sang et douleur.

— N’est-ce pas toi qui es venue me chercher pour que je sauve ton père ? Ça ne te troublait pas, alors, qu’on tue ou qu’on se fasse tuer ! Tu oublies vite que toi aussi, tu as voulu la révolte !

Elle approuva d’un signe de tête.

— Oui. Moi aussi je suis fautive. Mais maintenant je sais. Ce n’est pas le chemin. Ce n’est pas ainsi que nous imposerons la vie et la justice.

— Et comment, alors ?

Elle ne répondit pas. Elle grimpa dans le char et s’allongea près du corps d’Abdias. Posant son visage contre la couverture qui le recouvrait, elle l’enlaça.

Barabbas et le cocher demeurèrent stupéfaits. Rekab enfin demanda :

— Que veux-tu que l’on fasse ? Que l’on retourne à Magdala, chez Rachel ?

— Non, murmura Miryem, les paupières closes. Il faut aller à Beth Zabdaï, à la maison de Joseph. Chez les esséniens. Eux savent soigner et ressusciter.

Rekab crut avoir mal entendu. Ou alors que Miryem était un peu folle de fatigue. Il jeta un regard à Barabbas, s’apprêtant à lui poser une question. Mais les larmes coulaient sur les joues du brigand que toute la Galilée admirait.

Rekab baissa les yeux et prit place sur le banc du char. Il attendit un moment que Barabbas le rejoigne.

Comme celui-ci ne bougeait pas, Rekab claqua les rênes sur la croupe des mules et remit l’attelage en route.

*

* *

Ils entrèrent dans Damas un peu avant la nuit. A plusieurs reprises Rekab s’était arrêté pour laisser reposer ses mules.

Chaque fois il en avait profité pour s’assurer de l’état de Miryem.

Elle semblait dormir, mais gardait les yeux ouverts. Ses bras demeuraient noués autour du corps d’Abdias. Rekab avait rempli un gobelet avec l’eau d’une jarre.

— Tu dois boire, sinon, tu vas prendre mal.

Miryem l’avait regardé comme si elle le voyait à peine. Comme elle ne saisissait pas le gobelet, il avait osé lui passer la main sous la nuque et l’approcher de ses lèvres, la contraignant à boire ainsi qu’elle-même l’avait fait, durant la nuit et le jour précédents, avec Abdias. Elle n’avait pas protesté. Au contraire, elle s’était laissé faire avec une surprenante docilité, fermant les paupières et le remerciant d’une esquisse de sourire.

Rekab avait été surpris par son visage. Pour la première fois, les traits de Miryem étaient ceux d’une jeune fille et non d’une jeune femme austère au regard intimidant.

À l’entrée des jardins opulents qui entouraient Damas et la noyaient dans un écrin splendide de verdure où s’affairait la foule des bas quartiers, Rekab s’arrêta de nouveau. Cette fois, il referma avec soin les rideaux du char.

— Ce n’est pas la peine qu’ils te voient, murmura-t-il en guise d’explication.

En vérité, il songeait surtout au cadavre d’Abdias. Que l’un des paysans l’aperçût et cela aurait provoqué un attroupement de personnes auxquelles il serait bien difficile de donner des explications.

Mais Miryem ne sembla pas l’entendre. C’est seul, un peu plus tard, qu’il s’enquit du village de Beth Zabdaï. On le lui indiqua sans peine, à deux lieues des faubourgs. Il était connu par tous comme le village où l’on se faisait soigner. Et, par chance, le chemin qui y conduisait était assez large pour que Rekab puisse y engager le char sans trop de difficultés. Situé à l’ouest de Damas, entouré de champs et de vergers, le village se limitait à quelques bâtisses en pierre badigeonnées de blanc. Les toits plats étaient couverts de vigne. Dénués de fenêtres côté extérieur, les murs se refermaient sur des cours. La maison devant laquelle ils s’arrêtèrent ne possédait qu’une seule grande porte de bois, peinte de couleur bleue. Un huis, tout juste assez grand pour un enfant, permettait le passage sans qu’il soit nécessaire d’ouvrir la porte largement. Un marteau de bronze l’ornait.

Après avoir immobilisé l’attelage, Rekab descendit et alla frapper le marteau. Il attendit et, comme nul ne venait, il frappa plus fort. Pas davantage de réponse. Il crut qu’on ne lui ouvrirait pas. Comme le ciel était déjà rouge et la nuit toute proche, ce n’était guère étonnant.

Il s’en retournait vers le char, soucieux d’annoncer la nouvelle à Miryem, quand l’huis s’entrebâilla. Un jeune essénien aux cheveux rasés, vêtu d’une tunique blanche, passa la tête et afficha un visage suspicieux. L’heure était à la prière et non plus aux visites, indiqua-t-il. Il fallait attendre le lendemain pour que l’on dispense des soins dans la maison.

Rekab bondit. Il retint l’huis avant que le garçon ne le referme. L’autre commença à protester. D’un geste sans douceur, Rekab l’agrippa par la tunique et le tira de force jusqu’au char. Il en souleva la tenture. Le jeune essénien, qui criait des insultes et se débattait avec fureur, respira l’odeur de la mort à pleines narines. Il s’immobilisa, écarquilla les yeux et découvrit Miryem dans le creux sombre du char.

— Ouvre la porte, gronda Rekab en le lâchant enfin. Le garçon remit de l’ordre dans sa tunique. Mal à l’aise devant le spectacle qu’offrait Miryem, il baissa les yeux.

— Ce n’est pas la règle, s’obstina-t-il. À cette heure-ci, les maîtres interdisent l’ouverture.

Avant que Rekab puisse réagir, Miryem parla.

— Donne mon nom au sage Joseph d’Arimathie. Dis-lui que je suis ici et je ne peux pas aller plus loin. Je suis Miryem de Nazareth.

Elle s’était à peine redressée. Sa voix était d’une douceur qui embarrassa le jeune essénien plus encore que ce qu’il voyait. Il ne répondit pas, fila vers l’intérieur de la maison. Rekab nota qu’il ne refermait pas l’huis derrière lui.

Ils n’eurent pas à attendre longtemps. Entouré de quelques frères, Joseph d’Arimathie accourut.

Il ne s’embarrassa pas de saluer Rekab, mais sauta dans le chariot. Il voulut questionner Miryem quand elle dévoila le visage d’Abdias. Au premier coup d’œil, il reconnut le jeune am-ha-aretz. Il laissa échapper une plainte. Miryem murmura des phrases à peine compréhensibles. Rekab l’entendit qui demandait à Joseph de ressusciter le garçon.

— Toi, tu le peux. Je sais que tu peux, marmonnait-elle comme si elle avait perdu la raison.