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Joseph ne perdit pas de temps à lui répondre. Il la saisit sous les bras, réclama l’aide de ses compagnons pour la descendre du chariot. Elle protesta, gémit, mais elle était trop faible pour lutter. Elle tendit les mains vers Joseph, suppliant d’une voix qui donnait la chair de poule :

— Je t’en supplie, Joseph, accomplis ce miracle… Abdias ne méritait pas cette mort. Il faut qu’il vive encore.

Le visage tendu, grave, Joseph lui caressa la joue sans un mot. D’un signe, il ordonna qu’on l’emporte à l’intérieur de la maison.

* *

Plus tard, alors que Rekab avait garé le char dans la cour, et que le corps d’Abdias en avait été enlevé, Joseph le rejoignit. Avec gentillesse, il posa la main sur l’épaule cocher.

— Nous allons prendre soin d’elle, dit-il en désignant l’aile où logeaient les femmes et où Miryem avait été portée. Merci pour ce que tu as fait. Le voyage a dû être rude. Il faut te nourrir et prendre du repos.

Rekab montra les mules qu’il venait de libérer du joug.

— Il faut les soigner et les nourrir, elles aussi. Demain, je repartirai. C’est le char de Rachel de Magdala. Je dois le lui ramener au plus vite…

— Mes compagnons vont s’occuper des bêtes, répliqua Joseph. Tu en as assez fait pour aujourd’hui. Ne t’inquiète pas pour ta maîtresse. Elle peut attendre son char quelques jours de plus. Ainsi, tu lui rapporteras de bonnes nouvelles de Miryem.

Rekab hésita, ayant envie tout à la fois de protester et d’accepter. Joseph l’impressionnait. Sa bienveillance, son calme, son crâne chauve, son regard bleu et doux, le grand respect que lui témoignaient les jeunes esséniens qui s’activaient dans la maison… tout l’intimidait en cet homme. Cependant, son cœur saignait. Ce qu’il venait de vivre tournoyait dans son esprit et dépassait son imagination.

Les doigts de Joseph serrèrent affectueusement son épaule. Le sage le conduisit vers la grande salle commune.

— Je connaissais mal ce garçon, Abdias, remarqua-t-il. Mais Joachim, le père de Miryem, m’en a dit beaucoup de bien. Cette mort est triste. Mais toutes les morts sont tristes et injustes.

Ils pénétrèrent dans une longue pièce voûtée, toute blanche, uniquement meublée d’une immense table et de bancs.

— Il ne faut pas t’inquiéter pour Miryem, dit encore Joseph. Elle est forte. Demain, elle ira mieux.

À nouveau Rekab fut impressionné par l’attention que lui marquait le maître des esséniens. Même dans la demeure de Rachel, on ne le traitait pas avec autant d’égards, lui, le cocher. Il chercha les yeux si bleus de Joseph et dit :

— Barabbas le brigand était avec nous cette nuit. C’est lui qui a apporté le petit à Magdala…

Joseph hocha la tête. Il fit asseoir Rekab, s’installa près de lui. Un jeune frère était déjà là, qui déposa devant eux une écuelle de semoule et un gobelet d’eau.

Rekab, la main un peu tremblante, porta à sa bouche une première cuillerée. Puis il reposa la cuillère, se tourna vers Joseph et se mit à raconter toute l’horreur qu’avait été ce voyage.

12.

Miryem mit plus de temps à se rétablir que Joseph ne l’avait prévu.

On l’avait installée dans l’une des petites pièces du quartier des femmes, au nord de la maison. Aussitôt qu’elle s’y trouva, elle protesta. Elle voulait être auprès d’Abdias. Elle refusait de prendre du repos, de se calmer, d’être raisonnable comme on l’en priait. Chaque fois qu’une servante lui répétait qu’elle devait prendre soin de sa propre santé et non de celle d’Abdias, puisqu’il était mort, Miryem l’insultait sans retenue.

Néanmoins, après une dure journée de luttes et de cris, les servantes parvinrent à lui faire prendre un bain, manger trois cuillerées de semoule dans du lait et ingurgiter une tisane qui l’endormit sans qu’elle en eût conscience.

Pendant trois jours, il en alla ainsi. Dès qu’elle ouvrait les yeux, on la nourrissait et on l’abreuvait d’une tisane narcotique. Lorsqu’elle se réveillait, Miryem trouvait Joseph près d’elle.

En vérité, il venait la visiter le plus souvent possible. Tandis qu’elle dormait, il la scrutait, anxieux. Mais quand elle ouvrait les paupières, il souriait et prononçait des paroles apaisantes.

Elle ne l’écoutait guère. Inlassablement elle lui posait les mêmes questions. Ne pouvait-il soigner Abdias ? N’était-il pas possible de le faire revenir d’entre les morts ? Pourquoi Joseph n’était-il pas capable d’accomplir ce miracle ? N’était-il pas le plus savant des médecins ?

Joseph se contentait de hocher la tête. Évitant de donner des réponses tranchées, il cherchait à détourner Miryem de ses angoisses et de son obsession. Il ne prononçait jamais le nom d’Abdias et s’obstinait avant tout à la faire manger et à lui faire boire au plus vite le breuvage qui l’endormait.

Joseph ne venait jamais seul auprès de Miryem. À l’intérieur de la communauté, la règle ne permettait pas qu’un frère reste seul en compagnie d’une femme. Le plus brillant de ses disciples, né à Gadara, en Pérée, et qui se nommait Gueouél, l’accompagnait. Il avait à peine trente ans, un visage fin, un peu osseux, et un regard qui dardait sur chaque geste et chaque être un esprit prompt au jugement.

L’admiration de Gueouél pour Joseph était grande, cependant son intransigeance gâchait souvent ses qualités et empoisonnait l’humeur de ses compagnons. Joseph s’accommodait de ce caractère sourcilleux. Il arrivait qu’il s’en moquât avec une affectueuse ironie. Le plus souvent, il s’en servait pour se revigorer l’esprit, comme on se passe de l’eau froide sur la nuque au petit matin afin de se laver des résidus de la torpeur nocturne.

Quand Miryem, ignorant obstinément les réponses de Joseph, répéta ses questions pour la troisième fois, Gueouél déclara :

— La raison la fuit. Joseph hésita à l’approuver.

— Elle refuse ce qui la fait trop souffrir. Ce n’est pas perdre l’esprit. Nous agissons tous ainsi.

— C’est ainsi que nous ne savons plus discerner le Bien du Mal et les Ténèbres de la Lumière…

— Nous autres, esséniens, lui fit remarquer Joseph avec un sourire, nous croyons que celui qui est mort peut ressusciter.

— Oui, mais uniquement par la volonté de Dieu Tout-Puissant. Non par notre pouvoir. Et aussi parce que celui qui sera ressuscité aura vécu une existence parfaite dans le bien… Ce qui ne saurait être le cas de ce am-ha-aretz !

Joseph hocha la tête machinalement. Il avait souvent ce débat avec ses frères. Dans cette maison, chacun connaissait son point de vue : la vie méritait qu’on la soutienne jusque dans les ténèbres et la mort, car elle était la lumière de Dieu donnée à l’homme. La vie était un don précieux, le signe même de la puissance de Yhwh. Il fallait tout mettre en œuvre pour la soutenir. Ce qui n’excluait pas que l’homme, s’il atteignait un jour la pureté suprême, puisse faire renaître la vie là où elle semblait avoir disparu. Que Joseph ait maintes fois professé cette opinion n’empêchait pas Gueouél d’insister. Ainsi, éprouva-t-il le besoin d’ajouter :

— Aucun d’entre nous n’a encore vu de ses propres yeux le miracle de la résurrection. Ceux que nous soignons et que nous rendons à la vie ne sont pas encore morts. Nous ne sommes que des thérapeutes. Nous dispensons l’amour et la compassion, dans les étroites limites du cœur et de l’esprit humains. Seul Yhwh accomplit des miracles. Cette fille se trompe. La douleur lui fait croire que tu es aussi puissant que l’Éternel. C’est un blasphème.

Cette fois, Joseph approuva avec plus de conviction. Considérant le visage endormi de Miryem, il laissa passer un peu de temps et déclara :

— Oui, Dieu seul accomplit les miracles. Cependant, considère cela, frère Gueouél : Pourquoi vivons-nous à Beth Zabdaï et non dans le monde, parmi les autres créatures ? Pourquoi soutenons-nous la vie ici, à l’intérieur, et non dehors, hommes parmi les hommes, si ce n’est pour la rendre plus forte et plus riche ? Au fond de notre cœur, nous espérons être nous-mêmes assez purs et assez aimés de Yhwh pour que s’accomplisse en entier l’Alliance qu’il a offerte à la descendance d’Abraham. N’est-ce pas pour cela que nous observons si strictement les lois de Moïse ?