— Si, maître Joseph ! Mais…
— Alors, Gueouél, cela suppose que, de toute notre âme, nous espérons qu’un jour Yhwh nous utilise pour réaliser Ses miracles. Sinon, nous aurons échoué à être Son choix et Son bonheur. Et nous demeurerons de la race des hommes qui Le déçoivent.
Gueouél voulut répliquer, mais Joseph leva la main avec autorité.
— Tu as raison sur un point, Gueouél, ajouta-t-il sèchement. Il serait mal d’entretenir les illusions de la fille de Joachim de Nazareth. Elle ne doit pas croire que nous sommes capables d’accomplir des miracles. Cependant, en tant que médecin tu as tort : elle ne perd pas l’esprit. Elle souffre d’une blessure invisible qui taille en elle une plaie aussi profonde qu’un coup d’épée. Les mots qu’elle prononce, les espoirs qu’elle entretient, ne doivent pas te paraître déments, mais sages : ils apaisent sa plaie aussi sûrement qu’un emplâtre et permettent d’expulser la corruption hors du corps.
*
* *
Lorsque Miryem se réveilla une nouvelle fois, elle répéta sa litanie de suppliques à Joseph afin qu’il ramène Abdias à la vie. Cette fois, il lui dit :
— Après ton arrivée, nous avons dit adieu au corps d’Abdias, comme nous le devions. Nous l’avons enveloppé du linge des morts et l’avons recommandé à la lumière de Yhwh. Sa chair est dans la terre, où elle redevient poussière ainsi que l’Éternel l’a voulu en nous rendant mortels par la grâce de Son souffle. Sa présence sera parmi nous, en esprit. Ainsi doit-il en aller. Maintenant, c’est de ta santé que tu dois devenir la gardienne.
La voix de Joseph était froide, dénuée de son habituelle douceur. Son visage était fermé, et même sa bouche paraissait dure. Miryem se raidit. Gueouél la scrutait. Elle croisa son regard et le soutint, avant de chercher à nouveau de l’aide dans celui de Joseph.
— À Magdala, tu nous as enseigné que la justice est le bien suprême, la voie vers la lumière du bien que Yhwh nous tend, murmura-t-elle d’un ton vibrant de colère. Où est la justice quand Abdias meurt et pas Barabbas ? Lui pouvait mourir, puisqu’il tient tant à affronter Hérode par le sang.
Gueouél émit un grognement. Joseph, un peu embarrassé, se demanda si c’était la condamnation de Barabbas qui faisait réagir son jeune compagnon ou l’évocation de son propre « enseignement » chez les femmes de Magdala.
Avec une autorité qui n’excluait pas le désir de provoquer la mauvaise humeur de Gueouél, il saisit la main de Miryem.
— Dieu décide, déclara-t-il en retrouvant sa douceur coutumière. Nul autre que Lui ne décide de nos destins. Ni toi, ni moi, ni aucun être humain. Dieu décide des miracles, des châtiments et des récompenses. Il décide de la vie de Barabbas et c’est Lui qui rappelle Abdias. Telle est Sa volonté. Nous, nous pouvons soigner, soulager la douleur, guérir une maladie. Nous pouvons rendre la vie forte, belle et puissante. Nous pouvons faire que la justice soit la règle qui unit les hommes. Nous pouvons éviter que le mal soit notre arme. Mais la mort et l’origine de la vie n’appartiennent qu’au Tout-Puissant. Si tu n’as pas compris cela à travers mon enseignement, comme tu le qualifies, c’est que ma parole est maladroite et de peu de poids.
Ces derniers mots furent prononcés avec une ironie que Miryem ignora. Tandis que Joseph parlait, elle avait refermé les paupières. Quand il se tut, elle retira sa main de la sienne. Sans un mot, elle se retourna dans sa couche, face au mur.
Joseph la contempla, tendit le bras et lui caressa l’épaule. Puis, d’un geste paternel, il remonta sur elle la couverture de grosse laine. Le regard de Gueouél pesait sur chacun de ses mouvements.
Il se contraignit au silence et à l’immobilité. Il se doutait bien que Miryem ne lui adresserait plus la parole, mais il voulait s’assurer que sa respiration retrouvait son calme.
Lorsqu’il en fut certain, il se leva. Il adressa un signe à Gueouél afin qu’il l’imite et quitte la pièce avec lui.
Dans le vestibule, alors qu’ils rejoignaient la cour, ils furent brusquement environnés par un groupe de servantes. Elles revenaient du lavoir, chargées de panières de linge. Joseph se replia dans un renfoncement. Gueouél, sans hésiter, se força un chemin à travers la troupe, contraignant les servantes à reculer avec leurs lourdes charges. Malgré l’effort qu’elles devaient accomplir pour lui céder le passage, elles n’eurent pas un murmure de protestation, se gardèrent d’affronter son regard et inclinèrent la nuque avec respect.
Parvenu dans la cour, Gueouél se retourna pour attendre Joseph, les sourcils levés par la surprise. Il désigna les servantes.
— Ne pouvaient-elles pas te laisser passer ? Elles sont de plus en plus effrontées.
Joseph masqua son agacement derrière un sourire.
— Elles sont surtout de moins en moins nombreuses parmi nous et, par conséquent, surchargées de travail. Et, si elles n’étaient pas là, irais-tu toi-même, aux heures d’étude et de prière, laver notre linge souillé ?
Gueouél repoussa cette pensée d’une grimace. Quand ils eurent presque traversé la cour, sur un ton qui se voulait conciliant, il remarqua :
— Parfois, à t’entendre, on croirait que tu n’hésiterais pas à nommer des femmes rabbis !
Il s’interrompit avec un petit gloussement amusé avant de reprendre :
— Dieu l’a voulu ainsi : pour toujours cela sera impossible. C’est faire preuve de beaucoup d’orgueil que de penser autrement et d’espérer des femmes qu’elles puissent jamais se débarrasser de ce qui les fait femmes.
Joseph hésita à répondre. Miryem le préoccupait. Il n’était pas d’humeur à réagir par un sourire à l’obstination de Gueouél.
— Dieu a voulu que nous nous engendrions à demi part de chair d’homme et de femme. Ainsi, nous sortons du ventre d’une femme. Pourquoi l’Éternel voudrait-Il que nous sortions d’un cloaque ?
— Ce ne sont ni le mot ni la pensée qui m’habitent. Les femmes sont ce qu’elles sont : mues par la chair, l’absence de raison et la faiblesse du plaisir. Ce qui les rend impropres à atteindre la lumière de Yhwh. N’est-ce pas ce qui est écrit dans le Livre ?
— Je sais, Gueouél, que toi et beaucoup de nos frères condamnez mon opinion. Mais ni toi ni les autres n’avez à ce jour répondu à mes questions. Pourquoi le mal habiterait-il le vase et non la semence ? Pourquoi serions-nous plus aptes à la pureté que celles qui nous engendrent ? Depuis quand a-t-on vu une source plus pure que la grotte qui l’abrite ?
— Nous t’avons répondu par la parole du Livre. Partout, il sépare la femme de l’homme et la juge impropre à la connaissance.
Il s’agissait d’arguments mille fois rebattus et d’une conversation qui ne menait nulle part. Joseph eut un geste irrité, comme s’il chassait une mouche, et s’abstint de répliquer.
Vexé, les lèvres pincées, Gueouél déclara alors :
— J’ai fait retirer le corps du am-ha-aretz de notre cimetière. Je suppose que l’on t’avait mal compris. Sa fosse ne peut être parmi les nôtres, tu le sais. Les am-ha-aretz n’ont pas droit aux terres bénites.
Joseph s’immobilisa. Un frisson de révulsion lui parcourut le corps.
— Tu l’as retiré de terre ? demanda-t-il d’une voix blanche. Veux-tu le priver de sépulture ?
— Non, non !
Gueouél secoua la tête. Un déplaisant sourire de victoire durcit ses traits.