Il s’agissait là d’une réalité que Miryem ne connaissait que trop bien. Elle avait eu l’occasion d’en débattre quantité de fois à Magdala, avec les compagnes de Rachel.
— Nous sommes comme Dieu l’a voulu et cela devrait suffire.
— Sans doute, approuva Ruth. Mais pour les hommes de cette maison, ça nous éloigne du chemin qui nous permettrait de rejoindre l’île des Bienheureux. Ce qui compte le plus au monde pour eux, c’est ça : atteindre l’île des Bienheureux.
Miryem lui adressa un regard d’incompréhension. Jamais elle n’avait entendu parler de cette île.
— Ce n’est pas à moi de te l’expliquer, fit Ruth, embarrassée. C’est trop savant et je dirais des bêtises. Nous ne recevons pas d’enseignement, ici. On entend parfois les frères parler entre eux, on grappille des mots par-ci, par-là, pas plus. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut suivre la règle de la maison. C’est le plus important. Grâce à elle, les frères se purifient afin d’entrer dans l’île… La première règle, c’est de demeurer dans la partie de la maison qui nous est réservée. Les cours, on peut s’y rendre, mais le reste nous est interdit. Ensuite, il est interdit de parler à un frère s’il ne nous adresse pas d’abord la parole. Nous devons prendre des bains avant de cuire le pain, ce qui a lieu tous les jours avant l’aube…
Les tâches consistaient à préparer de la soupe de semoule et à confectionner des galettes fourrées au fromage deux fois par jour, à laver le linge des frères et à se débrouiller pour que le lin de leurs pagnes et de leurs tuniques soit d’une blancheur immaculée.
— Autre chose importante : il ne faut rien gâcher. Ni la nourriture ni les vêtements, insista Ruth. Pour la nourriture, il ne faut cuire que le nécessaire, ni trop ni trop peu. Pareil pour le tissage. Les vêtements ordinaires, les tuniques brunes du travail, même s’il y a des trous, les frères ne veulent pas les jeter. Ils ne s’en séparent que quand ils sont en charpie. Ce qui n’est pas plus mal, c’est toujours moins de travail pour nous.
Elle prodigua encore bien d’autres conseils. Surtout, il ne fallait pas approcher du réfectoire des frères. C’était un lieu sacré, réservé aux hommes, car le repas était comme une prière pour les esséniens. Boire et manger était un don du Tout-Puissant et il fallait L’aimer en retour pour ce bienfait. Aussi, avant chaque repas, les frères quittaient-ils leurs tuniques brunes de gros drap et enfilaient-ils des pagnes de lin blanc. Après quoi, ils se baignaient dans une eau absolument pure pour se laver des souillures de la vie.
— Pour sûr, je ne les ai pas vus faire, chuchota Ruth avec un clin d’œil. Mais il y a longtemps que je suis là. On finit par glaner quelques informations… Le bain, voilà ce qui est important. Après le bain, ils peuvent manger. Tous assis à la même table, mais pas avant que le maître ait béni la nourriture. Ensuite, ils reprennent leurs vêtements ordinaires et nous, nous devons laver les tuniques qui ont servi au repas. Quand il neige, l’eau de leur bain peut être glacée, ils s’en moquent. Le puits d’où ils la tirent est dans la maison elle-même. Notre puits à nous, pour la cuisine et la toilette, est dehors. Comme tu vois, ce n’est pas le travail qui manque. Tu vas trouver ta place ici.
Miryem, silencieuse, repoussa son écuelle.
— Mange ! ordonna aussitôt Ruth. Mange encore, même si tu n’en as pas envie. Il faut reprendre des forces.
Mais Miryem ne souleva pas sa cuillère.
— Tu restes, n’est-ce pas ?
L’anxiété n’était pas seulement dans le ton mais aussi sur le visage de Ruth. Miryem l’observa avec étonnement.
— Pourquoi tiens-tu tant à ce que je reste ? Je n’ai rien à faire ici. Cela se voit.
— Tu es têtue, soupira Ruth. Maître Joseph le veut, voilà pourquoi. Il me l’a demandé. A moi. Il m’a dit : « Elle ne voudra pas rester, mais tu dois la convaincre. » Tu vois : il t’aime et ne veut que ton bien. Il n’y a pas meilleur que lui !
— Je suis venue ici pour qu’il soigne Abdias. Il n’a rien fait.
— Oh, tu es folle pour bon ! Tu sais bien que le garçon était mort ! Et depuis un moment déjà. Que pouvait faire le maître ?
Miryem ne parut pas entendre ce reproche. Elle avait fermé les paupières. Ses lèvres tremblaient à nouveau. Elle murmura :
— Je n’aime pas cette maison. Je n’aime pas ces hommes, je n’aime pas ces règles. Je croyais que Joseph pourrait m’enseigner à lutter contre le mal et la douleur, mais ici je n’apprendrai rien car je suis une femme.
Ruth soupira et secoua la tête, navrée.
— Abdias était un ange du ciel, reprit Miryem d’une voix à la fois sourde et violente. Il fallait le sauver. Rien n’est juste, rien ! Barabbas n’aurait pas dû le laisser combattre. Moi, j’aurais dû savoir le soigner, et Joseph aurait dû savoir le ressusciter. Nous sommes tous fautifs. Nous ne savons pas faire régner le bien et la justice.
A présent, Ruth se demandait si le maître ne se trompait pas et si, hélas, le frère Gueouél n’avait pas raison. Cette fille de Nazareth n’était pas guérie. Au contraire, elle avait bel et bien perdu l’esprit.
Miryem lut le doute sur le visage de sa compagne. La colère qui l’avait submergée ces dernières heures lui revint, battant dans ses tempes et sa gorge. Elle se leva brutalement, enjamba le banc comme si elle allait partir.
Dans les cuisines, les servantes avaient cessé leur travail et les observaient, guettant la dispute. Miryem se ravisa. Elle s’inclina vers Ruth :
— Tu me crois folle, n’est-ce pas ? Ruth rougit, le regard fuyant.
— Inutile de décider maintenant. Demain, tu verras. Repose-toi encore et après la nuit…
— Après la nuit, le jour viendra, identique à celui d’aujourd’hui. Je ne suis pas folle et toi, tu es trop satisfaite d’être ignorante. Je vais te dire qui était Abdias.
D’une voix blanche, elle raconta comment elle avait rencontré le jeune am-ha-aretz à Sepphoris, comment il avait, à Tarichée, sauvé son père Joachim de la croix et comment les mercenaires d’Hérode l’avaient tué en épargnant Barabbas.
— Évidemment, c’est un mercenaire qui a planté une lance dans sa poitrine. Bien sûr, c’est Hérode qui paie le mercenaire pour semer la douleur parmi nous. Mais c’est nous, nous tous, qui avons placé la poitrine d’Abdias devant la lance. Par notre faiblesse. Car nous supportons sans réagir ceux qui nous humilient. Car nous nous habituons à vivre sans justice, sans amour ni respect pour les faibles. Parce que nous ne refusons pas le poids du mal qui pèse sur nos nuques. Quand un am-ha-aretz meurt pour nous, le mal est encore plus grand. La faute est encore plus lourde. Parce que personne ne pense à lui, personne ne crie vengeance. Au contraire, chacun se courbe un peu plus avec indifférence.
Miryem avait haussé la voix. Ruth ne s’attendait pas à ce flot de paroles et demeura bouche bée, tout comme les servantes dans la cuisine.
— Où est le bien ? gronda encore Miryem. Ici ? Dans cette maison ? Non, je ne le vois nulle part. Suis-je aveugle ? Où est le bien qu’engendrent ces hommes qui veulent être purs afin de pouvoir rejoindre l’île des Bienheureux ? Le bien qu’ils nous offrent, à nous tous, le peuple de Yhwh, où est-il ? Je ne le vois pas.
Il y avait des larmes dans les yeux horrifiés de Ruth.
— Tu ne dois pas parler ainsi ! Pas ici, où ils viennent par centaines pour que le maître les soulage de leur douleur. Oh non ! Tu ne dois pas. Ils sont là avec leurs enfants, leurs vieux parents, et chaque jour le maître fait ouvrir la porte et les reçoit. Il fait tout ce qu’il peut pour eux. Souvent il les guérit. Mais, parfois, il y en a qui meurent dans ses bras. C’est ainsi. Le Tout-Puissant décide.
Cet argument, Miryem l’avait trop entendu.
— L’Éternel décide ! Mais moi je dis que l’injuste est l’injuste et qu’il n’y a pas à l’accepter en baissant le front.