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Avec un grognement de rage elle s’éloigna.

— Attends ! Où vas-tu ?

Ruth avait agrippé sa tunique et la retenait. Miryem tenta de se dégager, mais la poigne de la vieille servante était ferme.

— Je vais au cimetière, sur la tombe d’Abdias. Je suis certaine que nul ne s’y est rendu pour faire le deuil !

— Attends, s’il te plaît, attends !

La supplique, dans la voix de Ruth, intrigua Miryem. Elle cessa de se débattre, se laissa emprisonner les mains par les doigts rêches et usés.

— Ton garçon n’est pas dans le cimetière.

— Que dis-tu ?

— Les frères ne l’ont pas voulu. Les am-ha-aretz ne sont pas…

— Oh ! Tout-Puissant ! Ce n’est pas possible.

— Ne crains rien. Il est en terre mais…

— Joseph n’aurait pas dû le permettre !

— Ce n’est pas lui. Je te le jure ! Ce n’est pas lui, ne crois pas ça ! Il ne savait pas…

Avec un cri, Miryem se dégagea de l’emprise de Ruth.

— Abdias est mort, mais ce n’était qu’un am-ha-aretz ! Qu’il ait vécu ou pas vécu, qui s’en souciera ? Que Dieu vous maudisse !

Ces mots résonnaient encore sous les voûtes de la salle alors que Miryem était déjà sortie.

Ruth ferma les yeux, frappa la table du plat de la main. Des larmes brûlantes franchirent ses paupières. Elle aurait dû courir derrière cette fille pleine de colère et pleine de raison. Car Miryem avait raison, elle le savait. Elle l’avait lu dans les yeux du maître Joseph d’Arimathie quand il lui avait demandé son aide. Lui aussi savait qu’elle avait raison. Lui aussi craignait sa colère.

*

* *

À la tombée du jour, les servantes ne parlaient que de ça, posant mille questions à Ruth qui, de plus en plus renfrognée, ne répondait pas. La fille de Nazareth, disait-on, avait quitté la maison en profitant des allées et des venues des malades dans la grande cour. Elle s’était rendue au petit cimetière, éloigné d’à peine deux ou trois cents pas. Là, elle avait demandé où l’on avait déposé le corps du am-ha-aretz. Elle l’avait trouvé et, maintenant, elle faisait son deuil, déchirant sa tunique, se couvrant les cheveux de cendre et de terre.

Les habitants de Beth Zabdaï, de retour des champs, surpris par la violence de ces plaintes et par la ferveur de ces prières sur une tombe qui n’était pas en terre sacrée, s’étaient arrêtés à bonne distance pour l’observer. Eux aussi devaient se demander si elle n’était pas folle.

Pourtant, elle ne faisait qu’accomplir les rituels des sept journées du deuil. Mais avec tant de dévotion que chacun, en la voyant et en l’écoutant, en avait des frissons. Comme si la douleur de la mort vous pénétrait les os.

Personne ne restait longtemps. Beaucoup baissaient les yeux et s’éloignaient discrètement. Certains venaient près d’elle, le temps d’une prière. Puis ils hochaient la tête avec tristesse et partaient dans un silence craintif.

*

* *

Leur labeur achevé, Ruth et quelques servantes grimpèrent sur le toit. La nuit tombait.

Miryem était loin de la maison, mais on la devinait qui se tenait toujours sur la tombe. Il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour la deviner silencieuse et prostrée, sale et solitaire.

A celles qui lui avaient rapporté ce que l’on racontait dehors, Ruth avait demandé si le maître n’avait pas tenté de ramener Miryem à la maison. Les servantes l’avaient considérée avec étonnement. Pourquoi le maître aurait-il contrevenu à la règle ? La porte ne s’ouvrirait plus. Surtout pas pour laisser entrer une femme en deuil, souillée de corps et d’esprit, alors que les frères avaient déjà pris leur bain et le repas du soir qui les purifiaient.

Oui, cela, Ruth le savait. Néanmoins, elle ne cessait de songer à l’insistance de Joseph quand il l’avait priée de veiller sur la fille de Nazareth. Cette demande était si rare, si exceptionnelle, que ces mots tournaient encore dans son esprit : « Ne la laisse pas fuir. Ne la laisse pas écouter sa colère. Elle n’en démordra pas. Elle sera dans une rage terrible et elle a beaucoup de force. Ce n’est pas une fille ordinaire et sa force peut se retourner contre elle. Veille sur elle, si tu le peux… »

Il n’avait pas eu besoin d’ajouter : « Parce que moi je ne le peux pas. » Ce n’était pas la peine. Ruth avait compris.

Pour une raison qu’elle ignorait et ne chercherait pas à connaître, cette fille de Nazareth était chère au cœur du maître. Cela, les frères ne pourraient l’accepter. Ils le condamnaient d’avance. Gueouél, qui se voulait le plus sage, le plus intransigeant, le plus aimé de Dieu, en ferait l’occasion d’un esclandre ou même d’une expulsion. Il n’aimait pas le maître. Chacun le savait, le sentait, et Ruth, quelquefois, avait vu Joseph le craindre.

Mais à elle, Ruth, Joseph d’Arimathie avait assez donné pour qu’à son tour elle donnât. Il s’était adressé à elle, lui faisant comprendre à demi-mot son inquiétude et le besoin qu’il avait de son soutien.

Aussi, maintenant, sur le toit de la maison, dans l’ombre de plus en plus épaisse de la nuit qui montait, Ruth craignait-elle d’avoir failli.

— Elle va passer la nuit dehors, murmura-t-elle, les poings serrés sur la poitrine.

Celles qui l’entouraient haussèrent les épaules. Sans oser le dire à haute voix, elles songeaient que cela pourrait faire du bien à la nouvelle venue, la calmer. Une nuit à la belle étoile n’avait jamais tué personne. Fréquemment, ceux qui accompagnaient les malades dormaient aux alentours de la maison. Certains possédaient des tapis, des couvertures qu’ils tendaient sur des piquets en guise de toit. D’autres se contentaient du pied d’un arbre ou de l’abri d’un muret contre le vent. La fille de Nazareth pourrait en faire autant. Même s’il était triste de la voir se mettre dans un état de deuil aussi excessif pour un gosse am-ha-aretz.

Néanmoins Ruth savait que rien n’était simple avec cette Miryem. Les autres servantes n’avaient pas vu de près ses yeux, sa colère. Elles n’avaient pas reçu ses mots de révolte contre leur poitrine. Des mots qui frappaient et blessaient plus que des coups.

Il suffisait de la regarder, là-bas, sur la tombe, petite silhouette prostrée, pour deviner que, dans la nuit, elle ne se protégerait de rien, ni du froid ni des chiens qui rôdaient dans l’obscurité en quête de charogne. Pas même des hommes malfaisants à la recherche d’une proie.

Et peut-être même serait-elle assez insensée pour vouloir prendre la route de la Galilée à l’unique lumière de la lune. Au risque de se perdre plus qu’elle ne l’était déjà, le ventre à moitié vide, la cervelle en feu.

*

* *

Ruth ne révéla rien de ces pensées. Mais sa décision était prise. Elle ne pouvait agir avant que le repas des femmes ne soit achevé et que chacune rejoigne sa chambrette.

Elle endura cette attente avec impatience, touchant à peine à sa propre écuelle. Elle pria en silence, sans remuer les lèvres, mais du fond du cœur réclamant la mansuétude du Tout-Puissant, Sa compréhension, Sa bénédiction. Que Miryem ne s’éloigne pas du cimetière !

Elle feignit de rejoindre sa couche comme ses compagnes. Là, en vitesse, elle noua sa couverture autour de ses reins. Sans un bruit, dans la dense obscurité des couloirs, elle retourna à la cuisine. Plus tôt, elle avait discrètement préparé un balluchon contenant quelques galettes et une gourde de lait de chèvre. Elle connaissait si bien l’endroit qu’elle ne perdit pas trop de temps à le retrouver.

Frôlant les murs du bout des doigts, elle entra dans le grand cellier derrière la cuisine. Une trappe y était aménagée, qui permettait de décharger de l’extérieur le grain dans un grand bac. Cela évitait quantité de va-et-vient dans la cour et préservait la tranquillité de la maison.